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Journalistes exilés, un plus à la presse française : Interview à Darline Cothière

[Par Benson SERIKPA]

Ils sont plus de 270 journalistes exilés à être hébergés, accompagnés et soutenus par la Maison des journalistes (MDJ) depuis sa création en 2002. Darline Cothière, directrice de cette institution nous a accordé cet entretien à la faveur de la participation de la MDJ à la deuxième édition de l’opération « Paris aime ses kiosques ». Elle évoque la mission de la MDJ et revient sur le chemin parcouru par elle et son équipe en trois ans de fonction, tout en annonçant les perspectives. Mais, point d’orgue de son intervention, l’importante contribution apportée par les journalistes de la MDJ aux médias français dans le traitement de l’information au plan international.

Darline Cothière, directrice de La Maison des journalistes

Darline Cothière, directrice de La Maison des journalistes
© Photo Jean-François Deroubaix

Quel bilan faites-vous de cette première participation de la MDJ à la deuxième édition de l’opération « Paris aime ses kiosques » qui s’est tenue il y a quelques jours au bord de la Seine ?

“Il est vrai que l’opération « Paris aime ses kiosques » a pour objectif de mettre en avant les différents kiosques de la capitale française. En prenant part pour la première fois à la deuxième édition de cette manifestation, il s’agissait pour la MDJ de mettre en avant le travail des journalistes exilés, des journalistes qui prennent d’énormes risques pour nous tenir au courant des événements qui se déroulent dans leur pays d’origine. C’est grâce au travail de ces femmes et hommes de bonne volonté confrontés à des régimes totalitaires et liberticides que nous parviennent les informations nécessaires à mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons. Ces journalistes nous servent en quelque sorte à prendre la température du monde. Nous pouvons dire que notre participation a eu un impact positif au vu des réactions du public présent à notre kiosque situé Place du Colonel Fabien habillé pour l’occasion aux couleurs de la MDJ”.

À ce sujet, comment les journalistes exilés sont-ils admis à la MDJ?

“Avant toute chose, il faut préciser que la MDJ n’intervient pas directement dans les pays où le droit d’informer n’est pas respecté : nous faisons uniquement l’accueil en France. Nous sommes d’ailleurs la seule structure du genre qui existe dans le monde. Pour être accueilli et soutenu par l’association, il faut que la personne justifie dans un premier temps de sa situation professionnelle. Il faut qu’elle soit journaliste et ait été sévèrement réprimée. (Ce n’est pas du genre : “Je suis journaliste de passage en France et si je restais…” Non, ce n’est pas du tout la philosophie de l’institution).Malgré tout, l’admission à la MDJ n’est pas systématique. On traite les dossiers au cas par cas, en fonction de l’urgence dans laquelle se trouve le journaliste et de son degré d’engagement dans la presse qui lui a ou non valu des persécutions et des menaces dans son pays d’origine. Sont donc reçus les journalistes seuls, célibataires, et non les familles car la structure n’est pas appropriée pour ce genre de public. Il est arrivé que des journalistes répondant à ces critères d’admission n’aient pas pu être hébergés, dans quel cas nous pouvons au minimum leur offrir de collaborer avec nous. En effet, la MDJ n’est pas uniquement un centre d’hébergement : c’est aussi un cadre où les journalistes exilés peuvent se retrouver et où ils peuvent continuer à publier des articles via notre journal en ligne « L’œil de l’exilé » (www.loeildelexile.org)”.

À quel type de soutien ces journalistes ont-ils droit une fois admis à la MDJ?

“Dans un premier temps, nous leur offrons une assistance administrative pour les aider à constituer de façon adéquate leur dossier de demande d’asile auprès de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA).. Le statut de réfugié est reconnu aux journalistes que nous accueillons dans 98% à 99% des cas, parce qu’il est évident qu’ils subissaient des persécutions dans leur pays. Nous offrons également une assistance psychologique pour ceux qui en ont besoin, que l’exil a fragilisé. (Il y a des personnes qui ont subi des traumatismes psychologiques assez importants). Nous travaillons donc pour cela avec un psychologue bilingue (français/anglais). Nous recevons également l’aide d’un travailleur social qui reçoit les journalistes quotidiennement et les accompagne dans toutes leurs démarches administratives. Enfin, nous leur fournissons un soutien plus professionnel, en leur permettant via notre site internet de continuer à faire leur travail”.

Arrive-t-il à la MDJ d’accueillir des journalistes d’une même origine dont les opinions sont divergentes?

“La MDJ étant apolitique, nous recevons parfois des journalistes exilés venant d’un même pays et de sensibilité politique différente. Nous accueillons les journalistes exilés quelle que soit leur sensibilité politique. Quel que soit le régime politique qu’il a soutenu, tout journaliste menacé dans l’exercice de ses fonctions est le bienvenu à la MDJ. Ce qui importe pour nous, c’est de recevoir un professionnel de la presse qui est pourchassé ou persécuté dans son pays parce qu’il a mis la plume dans la plaie, pour emprunter l’expression d’Albert Londres. Ce n’est donc pas tant la couleur politique du journaliste qui nous intéresse que son travail et son engagement”.

Avez-vous déjà vécu des cas où certains de vos « pensionnaires » continuaient à être menacés?

“Oui, il y a environ cinq ans. Une journaliste soudanaise nous avait rapporté avoir été suivie jusqu’à la MDJ par un groupe proche des autorités de son pays. (Mais, pas plus que ça. Hormis ce cas, jusqu’à ce jour, nous n’avons pas connu de persécution majeure ici sur nos journalistes exilés). C’est le seul cas du genre, même si nous ne sommes pas à l’abri de telles situations. C’est pour cela que nous ne faisons pas de politique, que nous ne prenons pas parti  : nous cherchons à nous protéger et à protéger les journalistes exilés”.

La rencontre de Kabir Hamayun, un journaliste bangladais, avec les élèves du lycée Honoré Romane à Embrun (13 mars 2013).

La rencontre de Kabir Hamayun, un journaliste bangladais, avec les élèves du lycée Honoré Romane à Embrun (13 mars 2013).

Les soutiens financiers de la MDJ ne peuvent-ils pas influencer le fonctionnement de cette structure?

“Jusqu’ici, nous avons réussi à fédérer tous les soutiens. Je ne veux pas dire que c’est un choix stratégique, ce serait par trop cynique ; le projet en lui-même est fédérateur. Nous recevons des soutiens financiers des médias français toutes tendances confondues, presse écrite, radio, télé… Les activités de la MDJ rallient tous ces acteurs. D’ailleurs, nous avons donné à chacune de nos chambres le nom d’un média de la presse française. Nous bénéficions aussi de l’aide de la mairie de Paris, qui nous loue les locaux que nous occupons à un prix dérisoire. L’Union européenne nous soutient également financièrement. Nous avons également à nos côtés la Société civile des auteurs multimédia (SCAM), Presstalis… Depuis mon arrivée à la tête de cette institution en 2011, j’essaie par ailleurs de développer d’autres partenariats avec des organismes européens et internationaux. Le café de la presse de Turin, le Comité de Protection des journalistes, par exemple, viennent de nous rejoindre. L’idée serait de fédérer toutes ces institutions et organisations autour de nos différentes activités et missions”.

Lors de la fête annuelle de la MDJ du jeudi 24 avril dernier à Paris, vous avez annoncé quelques innovations dans le cadre des différentes missions et activités de la MDJ. Quelle est la particularité de ces innovations?

“Un des programmes que nous avons mis en place à la MDJ s’appelle « Renvoyé spécial ». Il s’agit de rencontres organisées entre lycéens et journalistes exilés, qui se déroulent partout en France. Pour la rentrée scolaire prochaine, nous comptons lancer un nouveau programme à l’étranger baptisé « Presse 19 », qui se déroulera dans plusieurs villes européennes. L’objectif est de faire découvrir aux jeunes d’autres pratiques journalistiques, d’autres réalités socio-économiques et culturelles”.

Quelle est la valeur ajoutée des journalistes que vous accueillez ?

“Les journalistes que nous accueillons sont une source d’informations incontournable pour les journalistes français. Ils connaissent très bien la région du monde dont ils sont originaires, ont les bons contacts et détiennent souvent des informations inédites. A la MDJ, il est facile de se rendre compte du décalage qui peut exister entre les informations publiées dans la presse française et celles que détiennent les journalistes exilés. Cela ne remet pas en cause le travail des journalistes français, il est bien normal qu’ils ne saisissent pas forcément certains aspects ou nuances relatifs aux sujets qu’ils traitent, qu’ils ne traduisent donc pas dans leurs articles. C’est en cela que le travail de décryptage de l’information effectué par les journalistes de la MDJ quand ils sont sollicités par les médias français est précieux. On peut alors apprécier leurs compétences et leur expertise dans le traitement de l’actualité internationale”.

Les journalistes de la MDJ arrivent-ils à s’intégrer dans le secteur des médias français le temps de leur exil?

“Il est très difficile pour les journalistes de la MDJ d‘intégrer le milieu des médias français, qui est très compliqué. Les journalistes que nous accueillons sont des professionnels confirmés dans leur pays respectif, ils ont pu occuper de hautes responsabilités dans leur rédaction ou organe de presse avant de se retrouver en exil, mais ils n’ont pas la pratique du métier en France ni la culture médiatique française, nous dit-on. Autant d’arguments qui font que l’intégration des journalistes que nous recevons à la MDJ est très difficile. C’est pour pallier cette situation que nous leur demandons de redéfinir leur projet professionnel en vue d’une reconversion, tout en les invitant à garder leur activité journalistique à travers notre journal « L’œil de l’exilé ». Qu’ils viennent de la presse écrite, de la radio, de la télé ou de la web presse, tous peuvent publier sur notre site internet, nous faisons de la place à tout le monde. Nous envisageons désormais de faire participerons journalistes exilés à des ateliers de formation professionnelle, de sorte qu’ils puissent également enrichir leur pratique journalistique”.