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A l’Agence France-Presse, la sécurité des reporters au cœur des préoccupations

« Arman Soldin a été tué dans l’est de l’Ukraine le 9 mai dernier, et cela a vraiment été un électrochoc pour l’AFP. (…) Sa mort a fait remonter la question de la sécurité des journalistes dans les débats. »

Avec les guerres qui se multiplient aux quatre coins du globe, les journalistes, envoyés spéciaux et reporters sont de plus en plus menacés. La bande de Gaza et l’Ukraine ont enregistré des dizaines de journalistes tués dans l’exercice de leur fonction, comme le rapporte Reporters sans frontières.

Face à ces dangers, les rédactions tentent « d’armer » leurs journalistes sur les terrains difficiles et complexes. Formations conjointes avec les militaires, système de sécurité intégré dans le téléphone, matériel de protection, soutien psychologiques sont désormais fournis par certains grands médias, qui doivent urgemment s’adapter à ces terrains complexes.

« Professionnaliser la sécurité » au sein des rédactions

Pour l’Œil de la MDJ, le célèbre reporter franco-afghan Mortaza Behboudi était revenu sur ses conditions de travail complexes, ainsi que les moyens mis en place par France Télévisions pour leur protection. Aujourd’hui, c’est au coordinateur de la sécurité de l’Agence France Presse (AFP), Jean-Marc Mojon, de nous parler de son métier et de la sécurité des reporters. Ancien reporter pendant près de vingt ans dans la célèbre agence française, il a lui-même parcouru de nombreuses lignes de front durant sa carrière. Il a lui aussi été confronté aux lacunes des grandes rédactions concernant sa préservation, ce pourquoi il œuvre aujourd’hui pour ses confrères et consœurs aux quatre coins du globe. Entretien.

Image – Alhussein Sano

Montage – Maud Baheng Daizey

La perfidie des alliances

Les alliances entre les États au XXIème siècle ! On doit encore en parler, vu la kyrielle des conséquences qu’elles génèrent sur la planète avec les risques d’occasionner une troisième guerre mondiale.

Deux siècles (XXème et XXIème) semblent s’être accordés pour se décliner en siècles de violence extrême, de tragédies humaines et de complots de tout genre. Les deux guerres mondiales (1914 et 1935) du vingtième siècle n’ont pas suffi à mettre en péril la terre entière, et voilà que le vingt-unième siècle prend le relais pour servir à l’humanité d’autres guerres essentiellement transfrontalières et dont moultes personnes disent qu’elles ouvrent le chemin à la 3ème guerre mondiale.

Pessimisme ou fatalisme, réalisme ou supputation, les guerres sont bien là, aussi cruelles et dévastatrices que celles du siècle dernier. Elles mettent en selle, cette fois encore, des alliances qui se dévoilent au fil des événements si elles n’ont pas été les instigatrices des conflits pour des raisons qui se laissent deviner.

À chaque belligérant ses alliés constitués sur la base d’intérêts. Personne ne peut soutenir que c’est pour de simples convenances que la fédération de Russie est en odeur de sainteté auprès de la Chine, l’Inde, la Corée du Nord, la Biélorussie, et de certains pays africains comme l’Érythrée et autres courtisans du continent venus en Russie pendant le sommet Afrique-Russie pour solliciter la bienfaisance du Kremlin.

Beaucoup de ces États se sont rapprochés de Poutine, soit pour des raisons d’instinct de survie (le cas de la Syrie de Bachar Al-Assad dont le régime ne tient que grâce au président russe). La Chine et l’Inde sont suspendues au pétrole de la fédération.

L’Iran et la Corée du Nord nourrissent une haine viscérale pour l’Occident. Kim Jong-Un trouve dans le discours du Kremlin le même tempo que celui qui fonde sa propre dynamique politique. Dans le réseau des alliances, l’Ukraine n’est pas l’enfant pauvre. Le soutien des États-Unis et de l’Europe lui est acquis.

Emmanuel Macron a franchi le Rubicon en annonçant urbi et orbi qu’il serait prêt à envoyer les troupes françaises combattre aux côtés des forces ukrainiennes. Biden continue de saigner le trésor américain dans la fourniture des armes et des munitions. Ainsi, la guerre change plus ou moins de front. Elle n’est plus russo-ukrainienne, américano-russe… 

À cette allure, la déflagration générale est au seuil de la terre. Les prémices de la troisième guerre mondiale sont visibles.

Ghys Fortune BEMBA DOMBE

La diplomatie internationale en panne

Après deux décennies de succès diplomatiques, les Nations unies montrent des signes d’essoufflement. Les conflits se perpétuent sous l’œil impuissant du Conseil de Sécurité dont les membres sont préoccupés par des intérêts économiques.

Il n’est de doute pour personne que les conflits qui secouent le monde aujourd’hui participent sans conteste de la conquête des terres. Que l’on prenne la guerre russo-ukrainienne, israélo-palestinienne ou celle qui sévit en République démocratique du Congo entre le Rwanda et ce pays, les pays en belligérance partagent les mêmes frontières. En droit international public, la communauté des frontières informe la question du bon voisinage, principe qui intègre la règle diplomatique.

Il est entendu tout d’abord que le bon voisinage suppose le respect de la souveraineté étrangère, le non recours à la force, le règlement pacifique des conflits et l’esprit de coopération entre les États ; mais la notion comprend plus spécifiquement l’obligation pour chaque État de ne pas utiliser son territoire contre l’État voisin, l’obligation de prendre des mesures efficaces, afin d’éviter de porter préjudice.

C’est aussi l’obligation d’informer ou de consulter le voisin sur les activités qui peuvent l’affecter, et l’obligation de ne pas commettre d’actes de nature à aggraver un état de tension. Il apparaît, en définitive, que le bon voisinage n’est pas autre chose que le respect de certains principes fondamentaux du droit international. Il semble que les pays cités plus haut connaissent tous, d’une façon ou d’une autre, ces principes et ont paraphé des textes y relatifs.

Mais pour des raisons d’hégémonie, certains de ces pays, notamment ceux considérés dans l’imaginaire collectif et même dans la réalité géopolitique comme les agresseurs, foulent aux pieds les principes de bon voisinage. Il est certain que des États membres des Nations Unies sont de connivence avec les pays dits agresseurs, jouant parfois la taupe pour des intérêts financiers. Les agressions sont encouragées, entretenues et soutenues par certaines puissances.

Les U.S.A par exemple, fournissent mensuellement un arsenal militaire important et accordent une aide financière à hauteur de plusieurs milliards de dollars à Israël qui lui permettent d’assiéger la Palestine. La communauté internationale ne prend pas non plus des sanctions contre l’État hébreux qui continue les bombardements et distribue les armes aux colons dans les territoires occupés. Il a fallu attendre 31889 morts pour que les U.S.A pensent à une résolution à l’ONU.

Un « processus de paix » historiquement instable

Comment donc les institutions onusiennes pourraient réussir à ramener la paix dans les foyers de tension ? On constate aisément une panne diplomatique criarde des institutions bilatérales et multilatérales. Disons d’ores et déjà que toutes les négociations et les nombreux pourparlers entrepris sous l’égide de l’ONU sont des coups d’épée dans l’eau. Rappelons quelques faits qui jalonnent l’interminable « processus de paix » semé de beaucoup d’échecs depuis 1993 dans le conflit israélo-palestinien. Le 13 septembre 1993, le président américain Bill Clinton amorce une démarche d’apaisement en recevant à la Maison Blanche le chef de l’OLP Yasser Arafat et le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin qui se serrent la main pour la première fois.

D’aucuns pensaient que l’exploit du président américain devait permettre aux deux ennemis d’enterrer la hache de guerre. Ce geste de mansuétude n’était que pure hypocrisie. Entre la conquête des terres par Israël et la protection de celles qui étaient un patrimoine pour les Palestiniens qui continuent de voir leur espace vital se rétrécir comme une peau de chagrin, le droit et la raison étaient entrés dans une impasse diplomatique. La poignée de mains entre Arafat et Rabin qui aurait pu être décisive dans la résolution du conflit n’a jamais fait des émules.

Trop d’intérêts géostratégiques étaient en jeu ; beaucoup de pays du Moyen-Orient et ceux d’ailleurs, ainsi que les firmes européennes, fabricants d’armes, empêchaient subtilement la “roadmap” de la paix de se dérouler sans heurts. Rien ni personne ne pouvait contenir les violences et les drames humains aboutissant à la tragédie que nous connaissons aujourd’hui.

Octobre noir, comme on peut l’appeler, est le sombre repère du déluge qui va de nouveau s’abattre sur la bande de Gaza. Le 7 octobre 2023, la terre de Gaza s’imbibe de sang qui coule à grands flots rendant impuissantes toutes les initiatives de paix enchevêtrées dans les courants politiques des coulisses complotistes et hypocrites de la diplomatie.

Entre obstinations et postures égotiques, la guerre russo-ukrainienne, déclenchée le 24 février 2022, est dans l’impasse. Les alliances pro-russes d’une part, et pro-ukrainiennes, d’autre part, se livrent une guerre militaro-diplomatique dense. Poutine remue le spectre de l’arme nucléaire, une menace approuvée sans rechigner par les alliés de la Russie qui applaudissent littéralement l’annexion par Poutine des territoires de l’Ukraine. Les Occidentaux font une réplique en soutenant fortement l’armée de Volodymyr Zelensky. La situation s’enlise faute de démarches diplomatiques. Cela illustre bien les égoïsmes et l’irresponsabilité des élites des pays belligérants et de celles des alliés.

Bref, la diplomatie internationale est un marché de dupes, ou tout au moins un moyen de mise en œuvre d’intérêts mercantilistes. On le voit avec la situation à l’Est de la République démocratique du Congo, un pays considéré comme un scandale géologique. C’est justement les riches minerais qui attisent les convoitises. Les puissances occidentales feignent d’intervenir en sachant que leurs intérêts sont également en jeu. Le rôle de la Monusco a souvent été critiqué du fait de son laxisme et parfois de son parti pris. De même, celui de Denis Sassou Nguesso suspecté de vouloir accompagner le Rwanda dans ce conflit par la cession des terres aux rwandais dans le département du Pool frontalier à la RDC.

Ghys Fortune BEMBA DOMBE

Volodymyr Zelensky réclame la création d’un tribunal spécial pour la guerre en Ukraine

Note de la Maison des journalistes : les articles de la tribune libre ne reflètent pas la pensée de l’organisme. Les propos n’engagent que leur auteur. La tribune libre permet aux journalistes du monde entier de pouvoir exprimer librement leur point de vue, dans le respect des lois françaises. Ici, l’auteur a préféré garder son anonymat par souci de sécurité.

Pour le président ukrainien, “le mot d’ordre est justice.” La semaine dernière, l’Ukraine s’est rappelée un triste événement, qui aujourd’hui est connu par le monde entier par le nom de la ville où il a eu lieu : Bucha. Une petite ville ukrainienne où les Russes ont commis des actes inhumains de torture et de meurtres sur les civils. 

Un an plus tôt, les forces armées d’Ukraine avaient libéré Bucha des troupes russes, et s’étaient horrifiées des scènes qui avaient défilé sous leurs yeux.

Dans la ville et selon les sources officielles ukrainiennes, au moins 458 habitants avaient été tués, beaucoup ayant même été torturés avant leur mort. 

Au printemps dernier, des photographies et vidéos prouvant l’existence de crimes de guerre perpétrés par les Russes ont circulé sur Internet. Le monde avait été glacé par la cruauté et l’insensibilité avec laquelle les citoyens de la ville ont été massacrés.

L’armée russe avait abattu un cycliste se baladant dans le village et exécuté un groupe de civils faits prisonniers dans l’arrière-cour de la maison d’un des condamnés. 

Beaucoup de corps ont été retrouvés avec leurs mains attachées dans le dos. Les cadavres abandonnés baignaient dans des mares de sang à même la rue. L’objectif de ces meurtres n’a pas encore été déterminé, et de nombreuses questions sont restées en suspens, tandis que le choc ne s’est pas dissipé. 

Un soutien international en demi-teinte 

Il semblait qu’après les massacres de Bucha, la communauté internationale avait changé d’attitude concernant l’invasion russe de l’Ukraine. Mais le soutien du pays attaqué par l’agresseur est resté au même niveau.

Au début du printemps, l’armée ukrainienne a même été confrontée à une pénurie critique de munitions, qui ne peut être reconstituée rapidement en raison du taux de production insuffisant des pays européens de l’OTAN et des failles de la logistique. 

Les armes les plus demandées, dont le Commandant en Chef des Forces Armées Valery Zaluzhny et le président Zelensky ont longtemps parlé, n’ont été fournies par aucun des pays supportant l’Ukraine. 

À cause de cela, les hostilités perdurant depuis plus d’un an ont pris de plus en plus de vies humaines. La supériorité militaire de l’agresseur était toujours notable dans plusieurs domaines. 

De plus, beaucoup se sont entêtés à désigner l’agression militaire russe comme un « conflit », sans séparer la victime de l’assaillant et les plaçant sur un pied d’égalité. 

Au sommet dédié au terrible anniversaire de Bucha, le président Zelensky a annoncé le besoin de la création d’un tribunal spécial. Il a souligné que la cause du soi-disant « conflit » était l’action criminelle de l’instigateur :

« Le monde a besoin d’un mécanisme efficace pour punir ceux qui se rendent coupables du crime principal d’agression – le crime qui ouvre la porte à tous les maux d’une telle guerre. C’est en rendant des comptes que l’on apprend aux agresseurs à vivre en paix. Ils doivent être tenus responsables non seulement devant l’histoire, mais aussi devant le tribunal pour tout ce qu’ils ont fait », a-t-il exposé.

Évaluer l’agression criminelle commise par la Fédération de Russie est une chose que la Cour pénale internationale aurait dû faire depuis longtemps. 

Mais jusqu’à présent, la seule chose à laquelle la Cour s’est risquée a été de déclarer Vladimir Poutine prétendument responsable du crime de guerre que constitue la déportation d’enfants des régions occupées de l’Ukraine.

Bien évidemment qu’apporter le criminel de guerre qu’est Vladimir Poutine sur la liste internationale des personnes recherchées était une étape primordiale. 

Mais l’enlèvement et la déportation d’enfants ne représentent qu’une petite partie des crimes commis par la Russie sur le sol ukrainien. Le reste des horreurs perpétrées par les Russes n’ont toujours pas fait l’objet d’une évaluation juridique et se poursuivent chaque jour. 

Un tribunal spécial pour juger les crimes russes ?

L’évolution de l’attitude du président français Emmanuel Macron envers l’agression russe a également été considérée comme insuffisante. En juin 2022, sa phrase « Il ne faut pas humilier la Russie » avait fait le tour du monde et était devenue célèbre. En février 2023, il avait admis qu’il « voulait la défaite de la Russie en Ukraine. » 

Mais avec une certaine réserve néanmoins : « Je ne pense pas, comme certains, qu’il faut défaire la Russie totalement, l’attaquer sur son sol. Ces observateurs veulent avant tout écraser la Russie. Cela n’a jamais été la position de la France et cela ne le sera jamais. »

La prudence du président français fut accompagnée de promesses, tout autant prudentes, de livraisons de tanks et d’avions en Ukraine : pour l’instant, rien n’a été livré au-delà des promesses, les AMX-10RCs envoyés à l’Ukraine pouvant difficilement être considérés comme des chars d’assaut à part entière. 

Mais Emmanuel Macron ne peut plus demander à ce qu’on n’humilie pas la Russie, car la Cour Pénale Internationale a déjà franchi la ligne rouge le 17 mars dernier, en émettant un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine.

A la fin des événements consacrés au triste anniversaire de Bucha, Volodymyr Zelensky avait déclaré qu’il était crucial que les Ukrainiens obtiennent justice : « le mot-clé est justice », a-t-il martelé.

Le président ukrainien avait exprimé sa foi et confiance envers un tribunal spécial pour juger les crimes de guerre russes, et que son pays participerait activement à sa création.

Les Ukrainiens ont déjà prouvé au monde qu’ils étaient capables de s’opposer seuls aux forces supérieures de l’agresseur, et il ne fait donc aucun doute qu’ils seront également en mesure d’obtenir la justice souhaitée par leurs propres moyens.

Toutefois, la rapidité avec laquelle cela se produira dépendra également de la détermination des alliés de l’Ukraine.

Et il est possible que le nouveau procès de Nuremberg pour les criminels de guerre russes se tienne un jour dans une petite ville ukrainienne — Bucha.

Fedir Vasylenko

QUELLES SONT LES CAUSES PROFONDES DES GUERRES ?

 De la guerre en Ukraine à la seconde guerre mondiale et au génocide des juifs

Par Thierry Brugvin, Sociologue, Auteur de plusieurs ouvrages, dont “Le pouvoir illégal des élites, Ed. Max Milo”

Une grande guerre sévit aux portes de l’Europe, c’est la guerre en Ukraine. Elle n’implique pas autant de pays que la 1ère et la 2e guerre mondiale, mais de nombreux pays occidentaux sont parties prenantes contre la Russie. Afin de tenter de mieux comprendre ce qui poussent les peuples systématiquement à la guerre depuis des générations, revenons de manière synthétique sur les causes de la dernière grande guerre en Europe. Nous chercherons à en tirer les causes structurelles, sans se perdre dans les faits conjoncturels.

Quel était le but véritable de la 2e guerre mondiale ?

Le mobile officiel pour le déclenchement de cette guerre, proféré par Hitler et les nazis consistait à récupérer la corridor de Dantzig, donnant accès à la mer. Or, il fut confisqué au profit de la Pologne à la fin de la 1ère guerre mondiale. Ainsi, l’Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre 1939, ce qui déclencha la 2e guerre mondiale. Il s’agissait donc non seulement de récupérer une partie de son territoire, donc de son peuple et de ses richesses. 

D’autre part, il s’agissait de se venger de l’humiliation d’avoir été vaincu durant le 1er guerre mondiale et de l’énorme effort économique pour rembourser les pénalités financières, qui avait appauvrit le peuple allemand. C’était aussi une façon de répondre à la crise financière internationale des années 1930, en pointant en particulier les juifs pour en faire des boucs émissaires. Enfin, il s’agissait à terme de lutter contre le communisme qui se développait en URSS. C’est pourquoi, le pacte germano-soviétique contre la Pologne ne fut qu’une alliance de circonstance, qui n’a tenu que quelques temps.

Mais surtout la 2e guerre mondiale visait à reconquérir le pouvoir économique et politique en Allemagne et dans le monde, en particulier dans les colonies occidentales. Ces dernières permettaient de créer de juteux profits pour les entreprises étrangères. Bien sûr, la quête de purification raciale existait véritablement. Cependant elle restait secondaire par rapport à la satisfaction des besoins politiques, économiques et des besoins psychologiques de pouvoir et de reconnaissance. Ces besoins sont principalement mus par la peur d’être faible et la peur de ne pas s’estimer. Le besoin économique, lorsqu’il est attisé par la peur d’être faible par manque de sécurité, pousse à accumuler pour se sécuriser, ou pour se distinguer dans le cadre d’une consommation ostentatoire, comme l’expliquait Veblen.

A quelles fins, les populations juives ont-elles été persécutées durant la 2e guerre mondiale ?

Officiellement, il s’agissait d’un discours raciste visant à restaurer la grandeur de la race aryenne, c’est-à-dire les blancs aux cheveux blonds et en particulier allemands. Selon les nazis, cela supposait de purifier la race blanche allemande et mondiale, des races inférieures, telle la race juive. C’était une volonté véritable d’eugénisme, mais qui était secondaire par rapport à la volonté d’initier une dynamique de groupe nationaliste autour de boucs émissaires, comme l’expliquait René Girard. De plus, cela eut aussi un intérêt économique, car leurs emprisonnements, puis leurs assassinats ont permis de s’accaparer leur richesse, leurs biens. 

En outre, cela permettait de faire travailler les prisonniers des camps de concentration sans les rémunérer, d’accroître fortement les profits des employeurs, par rapport à des salariés classiques. Il s’agit avec les mobiles des guerres en général, de la dimension économique et capitaliste du fascisme et plus généralement de l’économie de guerre. Le fascisme du national-socialisme relevait plutôt d’un capitalisme autoritaire, avec un discours social sans application conséquente. Le National-socialisme n’était donc pas du tout un socialisme économique à la manière de l’URSS. 

De plus, sans trop le formuler ainsi, les fascistes s’appuyaient sur une forme de lutte des classes populaires contre ce qu’ils considéraient être la classe des riches juifs, des banquiers juifs. De l’étranger juif cosmopolite, ce qui attisent encore plus le discours xénophobe. Comme si tous les juifs étaient riches et banquiers… Le génocide juif s’appuyait aussi sur le fait qu’historiquement les juifs disposaient du droit de prêter de l’argent avec intérêts, à la différence des chrétiens et des musulmans lequel ceci était mal considéré par leurs valeurs religieuses.
Le génocide visait donc aussi à stopper cette fonction traditionnelle d’usuriers (consistant à s’enrichir par des prêts d’argents avec intérêts). Or, une minorité des juifs était concernée et le capitalisme financier s’avère aussi chrétien et musulman, etc. Il s’agit en fait d’arguments antisémites, qui relèvent de la rhétorique classique des extrêmes droites. 

Un autre raison qui a permis de fédérer le peuple allemand et les non juifs, c’est l’antijudaïsme, puis l’antisémitisme millénaire des chrétiens et des musulmans. Les fascistes se sont appuyés sur des conflits idéologiques entre religions et d’une concurrence pour la domination religieuse. Mais à nouveau le prétexte véritable des guerres de religion relève de la conquête du pouvoir économique et politique.

Les méthodes de propagande fasciste usaient de plus sur des grands rassemblement spectaculaires visant à glorifier la puissance, la grandeur, la gloire et l’orgueil nationaliste, le culte du grand homme sauveur, le « marketing », des symboles, tels l’aigle, la croix celtique, croix gammée…), la quête de la reconnaissance par l’accès à des statuts valorisants comme les élites SS ou le parti fasciste, etc. 

Ils s’inspiraient en cela des méthodes de marketing de l’industrie des relations publiques, qui furent mises en œuvre en particulier par Edward Bernays, le neveu de Freud. Ce marketing capitaliste visait à manipuler les désirs subconscients des populations afin d’orienter leur consommation en faveur des grandes entreprises, mais aussi de faire élire certains partis dans les gouvernements dits démocratiques.

La projection sur l’étranger (pays, individu…) de ses peurs subconscientes vise à les refouler. Castoriadis nous rappelle que la haine de l’autre est finalement une haine de soi. En effet, la peur de l’étranger, relève de la peur de ce qui est étranger en nous même, de ce qui est différent, de ce que nous ne maîtrisons pas. Pour un homme, ce pourra être sa partie féminine, sa dimension homosexuelle, ses désirs, ses fantasmes, sa peur de la fragilité… 

La psychose paranoïaque consiste aussi à projeter sur l’extérieur, ses propres angoisses refoulées, à refuser d’accepter que ses peurs viennent de soi-même, à chercher à contrôler l’autre et toutes les sources génératrices d’angoisse, jusqu’à l’obsession. C’est ce qu’a montré, Freud en mettant en lumière la puissance de notre subconscient sur nos actions quotidiennes. 

Tous ces éléments refoulés et inconscients ressurgissent et sont projetés sur autrui, sur l’étranger, sur celui que nous ne connaissons pas nous explique CG. Jung, à la suite de Freud. C’est ce « mécanisme de projection » psychologique, qui vient renforcer nos croyances sociales erronées ou manipulées. C’est donc une technique fort utilisée par nos dirigeants. 

Elle consiste à agiter le chiffon rouge, faire monter les passions et entraîner le peuple en guerre, contre l’ennemi extérieur, source de tous nos maux. La « guerre froide » entre l’occident capitaliste et l’URSS sous la dictature communiste stalinienne, fut ainsi renforcée et prolongée entre les deux camps de cette manière notamment.

Certains dirigeants politiques, tel Staline, soumis à des complots et à des attentats réels, finissent par pratiquer des meurtres de masses afin de se protéger de leurs angoisses paranoïaques et pour maîtriser leur environnement proche et lointain. 

Nombre de dirigeants politiques ou économiques disposent de traits de caractères névrotiques paranoïaques (et non d’une structure psychotique, qui relève de la « folie »). C’est pourquoi leurs comportements sont alors fondés sur un besoin de contrôle extrême, notamment par l’exercice de la violence verbale ou physique, de la terreur et de la manipulation des membres de leurs groupes ou de la population.

Le besoin de sécurité et de maîtrise, lié au complexe d’infériorité (Adler, 1918), ou aux névroses paranoïaques, vient renforcer le besoin de se surarmer. Ce qui satisfait notamment les intérêts militaro-industriels, car plus les pays se battent entre eux, plus la nécessité de se fournir en armes augmente et plus leurs profits s’accroissent. L’industrie des relations publiques, les agences de marketing, au service des marchands d’armes connaissent ces mécanismes psychologiques et en jouent auprès du public et de la classe des élites des pouvoirs publics et militaires, afin de stimuler leurs ventes à travers la course aux armements. 

Photo de Museums Victoria.

La violence n’est finalement que l’expression de son besoin de pouvoir et de sécurisation personnelle et collective. Or, pour cesser ce cercle infernal, René Girard, dans son livre « la violence et le sacré », explique qu’il faut casser le cercle vicieux de la « violence mimétique. » 

Lorsqu’un individu est agressé, généralement il a peur, donc pour se défendre, se protéger et se sécuriser, il a tendance à agresser en retour. L’agresseur agressé va frapper plus fortement encore durant cette « crise mimétique. » Cette violence en miroir où chacun accuse l’autre d’être le responsable, peut être observé fréquemment. C’est par exemple cas dans l’interminable conflit israélo-palestinien.

Certaines personnes, impliquées dans des violences individuelles ou nationales, cherchent au contraire à « désamorcer » les germes du conflit, afin que cesse cette violence mimétique. Cela suppose d’avoir le courage de ne pas répondre à sa peur par la violence, d’assumer le risque de paraître peureux face à l’agresseur et au regard des spectateurs. 

Ce qui implique donc une force intérieure suffisante, une hauteur de vue et une certaine sagesse. Pour cela, il s’agit d’être capable de regarder en face ses véritables peurs personnelles puis de les affronter. Sinon la personne qui les nie, les projettera sur autrui et lui attribuera la seule responsabilité du conflit et de la violence.

De plus, explique Jean Ziegler, lorsqu’une agression s’exerce contre une personne, un groupe d’individu, ou une nation, émerge alors un mécanisme de « résurgence mémorielle ». Il s’agit du retour des blessures nationales refoulées des générations passées, par exemple celle de l’esclavage et du colonialisme. Lorsque cette souffrance refoulée resurgit, alors, cela tend à provoquer des affrontements (mouvements sociaux, terrorisme, guerre…). 

Cela se rapproche des processus relevant de la psychogénéalogie, qui viennent expliquer que les histoires des générations précédentes influent sur les descendants, même s’ils n’en sont pas conscients et particulièrement lorsqu’il y a des « secrets de famille. » Chacun des membres d’une famille peut ainsi chercher de génération en génération, à parvenir consciemment ou non, à répondre au besoin de reconnaissance social inassouvi d’un de leurs ancêtres. 

Finalement, que peut-on en conclure ?

Que malgré son ampleur, la seconde guerre mondiale répond aux mêmes mécanismes que la plupart des autres grandes guerres. Une volonté de conquête économique est masquée par des motifs secondaires, telles les guerres contre un groupe religieux, ethnique, une ethnie ou une population dissidente. 

Mais il y a une cause plus profonde encore, le besoin de dominer à cause de la peur subconsciente d’être faible, le besoin de reconnaissance par l’obtention de distinctions notamment militaires et le besoin de se sécuriser par l’accumulation de richesses. Le génocide des juifs a permis de créer des boucs émissaires pour entrainer et fédérer le peuple allemand, puis d’autres peuples dans la guerre, en maquillant une volonté de pouvoir national et de puissance économique derrière une quête de la pureté raciale. 

De même, cette dernière visait la peur de ne pas s’estimer soi même. Pour dépasser les guerres sans fin qui sont aussi vieilles que l’humanité, il s’agit donc pour les humains de parvenir à prendre conscience des causes profondes économiques et psychologiques, qui les poussent à se battre et à tuer. Puis, d’apprendre à coopérer entre individus et nations, plutôt qu’à dominer militairement ou économiquement, par la liberté du plus fort et la compétition commerciale. Ensuite, l’humanité doit parvenir à lâcher prise par rapport à ces actes violents et compulsifs générés par les quatre peurs les plus fondamentales, la peur d’être faible, de ne pas être aimé, de ne pas être estimé et la peur de mourir.

Nous observons des mécanismes comparables dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie.

Le mobile officiel pour les deux camps en conflit consiste à protéger la souveraineté du Donbass et ses frontières. Mais plus profondément, il s’agit de contrôler le Donbass. Il s’agit donc de causes communes à quasiment toutes les guerres, la volonté de conserver ou de contrôler un territoire pour des raisons de pouvoirs économique et politique, mais aussi à cause de facteurs psychologiques de domination et de sécurisation. 

De plus, il y a derrière l’implication des grandes puissances, des États-Unis, de l’OTAN, dont la France, une lutte pour le contrôle du monde et un rapport de force entre grandes puissances (Chine, Russie…), pour des raisons économiques. Ces mobiles les plus profonds sont masqués par des discours dont les objectifs s’avèrent en réalité plus secondaires, telles la défense de l’intégrité territoriale, la souveraineté, la protection des peuples opprimés, la lutte pour la démocratie, contre les régimes autoritaires…

Afrique : faut-il ressusciter « l’esprit de Bandung » ?

Par Jean-Jules LEMA LANDU, journaliste congolais, réfugié en France

Le flot d’informations diffusées au quotidien, qui vont dans tous les sens, non seulement nous submergent, mais également nous désorientent. La guerre de l’Ukraine en rajoute, singulièrement pour les pays africains, eu égard à l’esprit de la conférence de Bandung, tenue en Indonésie, en 1955.

Appelée aussi « Conférence du tiers-monde », celle-ci réunit 29 pays africains et asiatiques, en vue de former une union dite des pays décolonisés. Il en découla globalement la mise en place d’une charte de valeurs, comprenant la lutte contre l’impérialisme, le colonialisme et le néo-colonialisme. Mais aussi le principe de « non-alignement », par rapport aux grandes puissances.

À l’évidence, cette grande rencontre, à laquelle d’ailleurs la France participa, représentée par Sédar Senghor, eut un grand retentissement, à travers le monde. Avec plusieurs résultats à la clé, notamment la vertu de pousser, cinq ans plus tard, les colonisateurs à lâcher du lest, en accordant leur indépendance aux pays africains. Cependant, il faut avouer que « l’esprit de Bandung » ne connut que la vie de météorite, les querelles de chapelle ayant apparu dès le lendemain des travaux.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui, 68 ans après, face à la guerre de l’Ukraine ? Nous savons que ce conflit a des répercussions à l’échelle internationale, entraînant déjà à la situation des « blocs », comme jadis à l’époque de la « Guerre froide ». L’Afrique, la fragile, avec déjà de grosses fissures d’antan dans ses murs, y échapperait-elle ?

À travers des faits observés, la réponse est non. Pour deux raisons évidentes. D’abord, potentiellement riche, le continent est en pratique très pauvre, au point où, dès le premier effet papillon de la guerre en Ukraine, les Africains ont vite sauté à Moscou pour quémander des céréales à Poutine. Ensuite, profitant de cet aveu de faiblesse caractérisé, les pays nantis ont accentué leur démarche en Afrique afin de se faire, chacun, plus d’alliés.

C’est ainsi que, par exemple, la visite en Afrique du Sud du ministre des Affaires Étrangères russe, Sergueï Lavrov, et celle du secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, s’étaient distancées d’un cheveu. Tous deux proposent aux « amis africains » une nouvelle offre de coopération gagnant-gagnant. Paraît-il. Le Mali, la Guinée Conakry, le Burkina et la Centrafrique ont déjà mordu à l’hameçon russe. Le groupe paramilitaire russe Wagner y est déjà présent. Courtisée avec assiduité, le pays de Mandela finira-t-elle par céder à la sirène de ce nouveau coup de charme, exercé de part et d’autre, dont le fond reste à analyser et à comprendre ? 

Union européenne : modèle à suivre

Il n’est pas du tout aberrant de dire qu’avec la guerre de l’Ukraine, le continent se trouve à un tournant de son histoire. Si, hier, « l’esprit de Bandung » fut noyé dans l’inconscience de la jeunesse, l’Afrique libre est aujourd’hui adulte, âgée de plus de 60 ans. C’est l’âge de choix porteurs. Ainsi donc, coopérer avec les pays riches – quel qu’il soit -, n’est en rien anormal.

L’essentiel est de savoir, face à eux, se poser en interlocuteur égal : l’argent contre l’achat du gaz, par exemple, devant être pesé dans la « balance gagnant-gagnant». Sans complaisance. L’heure, pour l’Afrique, est de chercher à acquérir son autonomie, par rapport à la lutte d’hégémonie à laquelle s’engagent les pays dits développés. La première démarche de la Chine, aujourd’hui grande puissance, était de se départir de la « tutelle » de quiconque. C’est un modèle à suivre.

Enfin, il ne serait pas dérisoire, non plus, de redonner chair aux ossements de « l’esprit de Bandung », lequel posa en son temps la thèse de l’union. Et au-delà, avança l’idée de la formation d’un « bloc tiers-mondiste », à l’aune des blocs existants.

À l’heure où les relations internationales tendent à revenir au mode de la division du monde en blocs distincts, l’Union africaine (UA) se doit de renforcer ses capacités. En vue de faire face aux nouveaux enjeux, qui pointent déjà à l’horizon. L’Union européenne (UE), en cela, ne constitue pas moins un bon modèle à suivre. Encore une fois.

Jean-Jules Lema Landou

PORTRAIT. Nadiia Ivanova : fuir la guerre pour retrouver Paris, ville de la paix

Nadiia Ivanova, Ukrainienne au carré long et impeccable, possède un sourire empreint de gentillesse. Née en avril 1981 en Crimée, Nadiia Ivanova est une femme pugnace et souriante, détentrice de trois masters : l’un en économie après un cursus à l’Université des ressources naturelles de Crimée, le second en journalisme et le troisième en marketing. Réfugiée à Paris et accompagnée par la Maison des Journalistes depuis mars, la brune a confié son parcours à l’Œil de la MDJ. Portrait d’une voix ukrainienne inépuisable.

Tout commence en 1998 pour Nadiia Ivanova, lorsqu’elle prend les commandes d’une radio de divertissement en Crimée, en tant que rédactrice cheffe de la rubrique informations. La femme grimpera les échelons au fil des années en même temps qu’elle obtiendra ses diplômes, avant de se rendre à Kiev pour poursuivre sa carrière et travailler pour une radio locale, en tant que cheffe de la rubrique musicale.

En 2015, Nadiia entre au service de Lux FM en tant que journaliste info, un tournant significatif pour sa carrière. Dès 2018, la journaliste radio devient une professeure des arts oratoires de l’école de Journalisme Radio à Kiev, un métier qui la passionne encore aujourd’hui.

Véritable voix des Ukrainiens, Nadiia incarne deux ans plus tard la voix officielle de l’application mobile des services publics Diia.gov.ua, utilisée par la population pour envoyer, signer et remplir des documents administratifs. La quarantenaire a conduit plus de 500 interviews en live et possède une solide carrière de 20 ans en radio.

Une carrière interrompue par les bombardements

Mais en février 2022, Nadiia assiste impuissante aux premiers jours de la guerre, alors qu’elle représente l’une des journalistes radios les plus en vue de Lux FM. Celle-ci est obligée de fermer dès les premières heures des hostilités, coupant court à ses aspirations professionnelles.

Le sourire de Nadiia s’efface un peu à l’évocation des bombes, tandis que ses yeux roulent pour fouiller dans sa mémoire. Le second jour de la guerre l’a terriblement marquée : alors que Kiev est bombardée par la Russie, son appartement situé à l’ouest de la capitale échappe de peu à un obus, qui tombera sur le bâtiment à côté.

« C’était effrayant et très compliqué », assure-t-elle en déviant le regard. « Je dormais chez moi, le 24 février, lorsque les premières bombes sont tombées à cinq heures du matin. C’était la première fois que j’entendais ce son qui m’a fait réaliser que la guerre avait véritablement commencé. »

Nadiia Ivanova à son bureau

Depuis début février 2021, les Ukrainiens étaient prêts à la guerre, qu’on « pouvait sentir dans l’air. » Ils avaient préparé pour la majorité des sacs de secours en cas de fuite. « Lorsqu’un bombardement est annoncé à travers les sirènes de la ville, vous avez une quinzaine de minutes pour fuir », relate Nadiia sans attarder son regard trop longtemps. « Votre sac doit déjà être prêt avec quelques vêtements, de la nourriture, une trousse de secours et de l’eau. » Nadiia ne partira pas seule : un ami la rejoindra à son appartement, plus proche de la frontière que partagent la Pologne et l’Ukraine, pour qu’ils puissent se rendre en France ensemble.

Un véritable parcours du combattant. Les deux amis établissent leurs pénates d’abord dans un petit village à l’ouest du pays pour quelques jours, village qui fait face comme le reste du pays à des problèmes d’électricité, gaz et eau courante. « J’ai dû porter les mêmes habits pendant douze jours environ », affirme-t-elle de sa voix douce avec un demi-sourire gêné. « Nous étions tellement stressés avec les alertes à la bombe qu’on ne pouvait plus dormir ou manger correctement, nous ne pensions pas à nous changer au cas où il faudrait s’enfuir au plus vite. »

Vingt minutes d’antenne par jour pour Lux FM

Ils passent quelques jours en Allemagne avant de rejoindre la capitale française, que Nadiia a toujours portée dans son cœur et où d’autres amis vivent. Le traumatisme la suit jusqu’à Paris, où elle a eu les premiers mois l’impression d’entendre le sifflement mortel des bombes. Aujourd’hui encore, il est difficile pour elle de se dire qu’elle est finalement saine et sauve et que la guerre ne la poursuivra pas.

De son appartement, Nadiia n’a quasiment rien emporté : les vêtements qu’elle porte à Paris les premiers mois sont ceux de ses amis. Toujours en location, l’appartement est aujourd’hui utilisé par une de ses connaissances après son départ, qui lui a attesté du vol de plusieurs de ses affaires. « Je me suis énervée au début, avant de relativiser. En temps de guerre, ce vol est beaucoup plus compréhensible. »

Quant à la radio Lux FM, elle peut à nouveau émettre des émissions. Problème, la couverture électrique est terriblement chamboulée par les bombardements. De nombreux blackouts minent les journées des Ukrainiens, avec quelques minutes d’électricité par jour dans tout le pays. « Les drones iraniens ont détruits nos centrales électriques, les habitants doivent pouvoir cuisiner, se laver et laver leurs vêtements en l’espace d’une vingtaine de minutes seulement. A Lux FM, seulement deux journalistes sont revenus travailler et ne bénéficient que d’un temps d’antenne quotidien très court », explique-t-elle d’une voix ferme.

Paris, ville des Lumières et de la paix

Nadiia évoque la libération de la ville de Kherson comme « un jour marquant, comme si on entrait dans une période de vacances très spéciales. » Elle ne compte cependant pas retourner à Kiev et Lux FM car elle ne veut plus vivre seule comme auparavant dans son appartement. « J’ai trop sacrifié pour faire le chemin inverse, la guerre m’a trop effrayée. Je veux vivre à Paris, la ville des Lumières et en temps de paix. J’ai toujours été fascinée par la langue française et Paris. La capitale est comme mon amante, je comprends cette ville et ses habitants, je m’y retrouve bien. Je ne veux pas perdre ma gentillesse et vivre dans la haine », confie la journaliste avec un franc sourire.

Nadiia participera bientôt aux activités de la MDJ, notamment l’édition 2022 de Renvoyé Spécial, le programme de sensibilisation à la liberté d’expression et de la presse. Elle étudie aujourd’hui le français et les arts à la Sorbonne et ne compte pas retravailler dans l’économie, mais “devenir une personne utile à la société française” et lui rendre tout ce que le pays a su lui donner. « J’ai suivi un parcours économique pour faire plaisir à mes parents, mais je suis une personne artistique et là est ma voie. J’ai des projets que je veux développer en France concernant la culture artistique du pays, des projets avec l’Unesco » explique-t-elle, enveloppée dans un manteau à carreaux marron. « Cette ville m’a sauvé », conclut-elle en accrochant son regard dans le nôtre. Pour le prouver, son compte Instagram intitulé « elle murmure. »

Lorsqu’on lui demande pourquoi, Nadiia n’hésite pas à rire à l’évocation de ce bon souvenir. « Il y a 12 ou 15 ans, mon Instagram était mon blog, mon journal intime. Mon copain de l’époque parlait un peu français, et je trouvais la prononciation des mots « elle murmure » très élégante. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que j’ai appris la signification réelle de ces termes. En tant que journaliste radio et professeure de journalisme, tu « murmures » au micro lorsque tu prends ta voix de radio. C’est mon petit jeu de mots. » Un jeu de mots qu’elle partage avec Paris, à qui elle murmure ses projets et aspirations. Elle n’attend plus que la ville lui prête oreille.

Maud Baheng Daizey