Algérie, Contre-Pouvoirs : Interview au réalisateur Malek Bensmaïl

Interview à Malek Bensmaïl
réalisateur de long-métrage Contre-Pouvoirs

Réalisée par Wareth Kwaish
Opérateur camera et traducteur : Ali Al-Daher
Montage : Lisa Viola Rossi

(février 2016)

Contre-pouvoirs

Un long-métrage de Malek Bensmaïl

(Sortie en France : 27/01/2016)

 

Projection-débat à l’Espace Saint-Michel

(7, place Saint-Michel 75005 Paris),

le mardi 2 février 2016 à 20h00

Intervention de : Larbi GRAÏNE, journaliste de la MDJ

Michel David, fondateur de la société Zeugma Films animera le débat

Abrités depuis la décennie noire des années 90, au sein de la Maison de la Presse, les journalistes
du célèbre quotidien El Watan attendent la livraison de leurs nouveaux locaux, symbole de leur
indépendance.
Après vingt années d’existence et de combat de la presse indépendante algérienne, de joies et de pleurs, j’ai décidé d’installer ma caméra au sein de la rédaction d’El Watan qui suit l’actualité de ce nouveau printemps algérien… Le Président Bouteflika brigue un quatrième mandat.
Au-delà de ce qu’on appelle « les révolutions arabes » et autres termes médiatiques, ce film, est avant tout comme une contribution à la mémoire des femmes et des hommes, jeunes et moins jeunes, qui mènent un combat au quotidien afin de préserver la liberté d’informer dans un pays politiquement et socialement sclérosé.

Pour en savoir plus sur le film, cliquez ici

 

 

Danse Butô, interview avec Laura Oriol : « vivre mes rêves »

[Par Rana ZEID | Traduit de l’anglais au français par Quentin Davidoux]

«Le Butô est une ouverture sur notre ombre et notre lumière. Nous avons besoin des uns et des autres pour faire ce voyage intérieur. A sa source, la danse fait vivre la communauté.» Cela est la présentation de cours de danse Butô tenu par Laura Oriol. Notre collaboratrice Rana Zeid l’a interviewée. 

Photo par Martin Heltai (Performance butô “Forgive me lover”  Novembre 2011 Portland USA)

Photo par Martin Heltai (Performance butô “Forgive me lover” Novembre 2011 Portland USA)

Photos de lauraoriol.com

En écoutant l’émission “Sur les épaules de Darwin’’ réalisée par Jean-Claude Ameisen sur France Inter, le 9 janvier 2016 (voir annotations ci-dessous), tu as pleuré. Pourquoi ?
Je me souviens que je marchais dans les rues de Paris. En fait, je me rendais à un entretien d’embauche. C’était le matin, et je commençais à peine à trouver mes marques dans Paris (je n’étais là que depuis trois mois). Je pense que j’ai pleuré parce que je me suis reconnue dans ces mots, j’ai eu la sensation d’être chez moi dans mon corps, je faisais partie de l’immensité du monde, du cosmos à l’intérieur et à l’extérieur de moi. J’ai pleuré parce qu’il m’a rappelé pourquoi je danse, pourquoi j’ai besoin de danser. En entendant quelqu’un parler de l’art comme une nécessité pour vivre, pour être en vie dans ce monde, je me suis sentie reconnue, alors que je crois souvent être invisible, ou plutôt, j’ai l’impression qu’il y a en moi beaucoup de choses que personne ne peut voir ou sentir.

Parle-moi de ton projet de danse.
Voici un commentaire sur ma démarche artistique que j’ai écrit il y a peu pour une candidature en vue d’obtenir une résidence :
« Démarche artistique : Mon travail est un outil de recherche où mon expérience corporelle est le matériau principal. Je créé des rituels dans lesquels je me plonge dans une écoute corporelle, où mes sensation traitent mon expérience. Chaque performance m’ouvre un espace de questionnements et de révélations. Souvent, je pénètre à l’intérieur d’un espace qui se trouve au-delà de ma compréhension, où les mots ne peuvent décrire ce que je ressens. »

Je crée souvent des performances de longues durées, lors desquelles j’exécute une action simple et / ou répétée qui m’oblige à me concentrer sur des mouvements ou des sensations subtiles. Cela me permet d’entrer dans des états de méditation ou de transe, durant lesquels je peux ressentir une dissolution du temps et de mon identité. Que je sois en train de peindre un mur pendant dix heures, ou que je sois en train d’écouter les battements du cœur de mon partenaire à travers mon dos, j’essaye toujours de décomposer ma réalité construite, ainsi que mon corps et mon esprit conditionnés.

Ainsi, mon souhait est d’expérimenter et de d’exprimer, de transmettre l’altérité, des mondes abstraits et fantastiques, mais je tente également de devenir intime avec la douleur de la nature  infinie de la vie et de notre mouvement inhérent entre la vie et la mort. J’ai un projet en cours sur l’intimité intitulé Inquiries on Intimacy (interrogations / enquête sur l’intimité) où je créé des performances dans lesquelles je maintiens des situations de proximité physique pendant des périodes prolongées pour explorer les problèmes que nous avons avec l’intimité et nos difficultés à être en relation avec les autres ainsi qu’avec nous-mêmes.

Je tente de contester les racines de notre engagement politique en créant un espace sacré et une expérience où je peux refuser les pressions de la société qui se manifestent à travers la construction du temps, les idéaux incarnés du capitalisme comme la production, le succès et la compétition. Mes performances visent à révéler la fragilité et la vulnérabilité afin d’exposer mon humanité comme une forme de résistance face aux répressions et aux contraintes sociétales et politiques.

Photos credit Sarah Meadows, courtoisie de Pacific Northwest College of Art "Inquiries on Intimacy #2” Portland USA 2014

Photos credit Sarah Meadows, courtoisie de Pacific Northwest College of Art “Inquiries on Intimacy #2” Portland USA 2014

 

Pourquoi les yeux rouges ?
J’ai porté ce maquillage, les yeux rouges, pour la première fois lorsque j’ai vu mon groupe de musique préféré « CocoRosie » à Portland aux États-Unis (c’est là où je vivais avant d’arriver à Paris). Ce sont deux femmes qui m’inspirent car elles sont pour moi comme des esprits libres dont les créations sont réellement connectées au monde de l’imaginaire. Pour moi, ce maquillage rouge me permet de me sentir libre parce que je place un masque sur mon visage, je crée un autre personnage. Mais aussi, ‘Laura’ est un personnage. Me colorier les yeux en rouge fait aussi partie d’un rituel de l’enfance, de la même façon que si je construisais une cabane avec des draps pour jouer avec mon imagination sans personne pour me dire ce que je dois être. D’une certaine manière, cela m’aide à créer un espace dans lequel je vais pouvoir tout simplement jouer.
Un jour, j’ai participé à un festival de danse, et une danseuse suédoise a proposé un exercice appelé « la thérapie du maquillage » : nous nous maquillions mutuellement les visages, puis nous effectuons quelques mouvements de danse (ou bien une improvisation structurée). C’était très intéressant parce qu’une fois le maquillage en place, je sentais que ma danse était plus libre, presque comme s’il me donnait du pouvoir, peut-être parce qu’il me libérait de cette volonté d’être « une bonne danseuse ».
Parfois, j’ai envie de pratiquer le « la thérapie du maquillage » dans ma vie de tous les jours en ornant mon visage d’un maquillage qui me permettrait d’aller bien intérieurement, qui me permettrait de me sentir libre, d’arrêter d’essayer d’être belle. Je pense que j’aurais alors beaucoup de rouge autour de mes yeux, et du brillant aussi, pour les étoiles.

Qu’as-tu fait comme études ?
J’ai d’abord étudié le théâtre. C’est arrivé bizarrement. Quand j’avais environ quinze ans, j’ai eu une révélation après la lecture d’un livre. J’ai senti que ma mission dans la vie était de vivre mes rêves. Je voulais être une actrice, mais je n’avais jamais fait de théâtre et j’avais peur de m’exprimer en public. J’ai pris mon premier cours de théâtre dans une compagnie qui travaillait le corps intérieur et qui nous entraînait à écouter ce que notre être intérieur avait besoin d’exprimer. Le jeu d’acteur était un des moyens pour laisser s’exprimer notre intérieur. J’ai adoré ce travail et je me suis senti chez moi, en sécurité avec ces gens ; j’étais aussi curieuse de découvrir ce que j’avais réprimé en moi pendant si longtemps.

Après le lycée, je suis allée aux États-Unis pour étudier le théâtre. J’avais peur, mais c’était mon rêve de vivre là-bas. Je me sentais appelée par le pays de ma mère. Cependant, il ne m’a fallu que quelques semaines pour que mes illusions et mes espoirs tombent. L’école de théâtre que j’avais rejoint était très loin de mon expérience en France et les gens semblaient vraiment égocentriques et peu sûrs d’eux. Je n’étais pas une très bonne actrice et cela me demandait un énorme effort pour dépasser ma peur. Encore aujourd’hui je ne comprends pas quel désir m’a permis d’entretenir cette certitude qu’un jour je serais actrice. J’ai aussi rapidement compris que je préférais m’exprimer avec mon corps bien plus qu’avec des mots, et j’ai commencé à prendre des cours de danses variées, de danse classique, de danse moderne. Je n’avais jamais dansé auparavant et j’étais maladroite, mes gestes n’étaient pas coordonnés et j’étais la pire élève de ma classe. J’avais honte de ma danse, surtout en danse classique.

J’attendais toujours d’être la dernière à devoir passer avant d’exécuter une chorégraphie devant tout le monde. Cependant, je me suis beaucoup épanouie et avec du recul, je comprends à quel point cela m’a forgé le caractère parce que j’ai eu le courage de faire ce que j’aimais même si j’avais honte de mon niveau comparé à celui des autres. Pour une raison étrange, j’ai toujours été entraînée par mes peurs et je les ai toujours affrontées.
J’ai passé trois mois dans un programme de théâtre intensif. J’ai travaillé avec 24 autres étudiants pendant trois mois tous les jours de 7 heures à 22 heures en suivant de nombreux cours, en créant de nombreux spectacles, en écrivant, en jouant et en dirigeant. Ce que je préférais, c’était de travailler dans un groupe, c’était comme une sorte d’expérience sociale. J’ai beaucoup pris confiance en moi à ce moment-là parce qu’on nous demandait d’expérimenter le plus de choses possibles et de prendre des risques. L’ambiance était aussi très encourageante car nous nous soutenions beaucoup. Une fois cette expérience achevée, j’ai pris un cours de politique avec un professeur de politique Pakistanais.

 

 Photo credit Xu Zheng Organe Paris 2015 (all the small black in white photos)

Photo credit Xu Zheng, Organe Paris 2015

 

Il s’appelle Naeem et il est devenu depuis un ami proche. Cette rencontre a été un moment-clé dans ma vie. Ce fut douloureux, mais j’ai beaucoup appris avec ce professeur. Naeem était un professeur peu conventionnel, il ne donnait pas un cours magistral classique, il voyait son cours comme une expérience anarchique. Nous nous asseyions tous en cercle et discutions des lectures qui nous avaient été assignées. J’ai beaucoup réfléchi sur sa façon d’enseigner, et je crois qu’il voulait nous faire ressentir la blessure du monde, à quel point la souffrance y était présente, et notre responsabilité dans la création de cette souffrance. Il voulait que nous ressentions la réalité de notre impuissance. Je l’ai énormément ressenti et ce fut dévastateur. C’est à ce moment que j’ai arrêté de vouloir « sauver » le monde et mes proches. C’était douloureux de réaliser à quel point mon désir de « sauver » le monde contribuait en fait à la souffrance globale. C’est ce que Naeem appelle parfois ‘whiteness’ que l’on peut traduire comme “le complexe de l’homme blanc”.

J’ai eu l’opportunité d’écrire de nombreuses dissertations dans lesquelles je faisais des parallèles entre ma vie et les mécanismes macro économiques et macro politiques.

Après avoir suivi ce cours, ma relation avec l’art a été transformée. J’ai commencé à effectuer des spectacles et des installations dans la rue, j’ai souhaité intégrer le spectateur dans mon travail.

[VIDÉO. Peformance by Mikko Hyvnönen and Laura Oriol | Filming by Adrien Brunetti | Editing by Adrien Brunetti and Gwendoline Descamps]

 

J’ai découvert le Butô lors de ma dernière année à l’université. J’écrivais avec Naeem en dehors du cours et j’avais déjà écrit une série de nouvelles très personnelles qui prolongeaient mes réflexions sur cet archétype de « l’ange » que j’avais et sur ce besoin que j’avais ressenti de vouloir sauver le monde.

C’est à la fin de ce travail avec Naeem que j’ai pris mon premier cours de Butô avec une danseuse française vivant aux États-Unis. Elle s’appelle Vangeline. Je ne savais pas grand-chose du Butô à ce moment-là. Ce cours m’a transformé. Nous avons effectué des exercices très physiques pendant une longue durée. C’était en plus mentalement éprouvant parce que je devais aller au-delà de ce qui était confortable pour mon corps, je ne pouvais plus être forte, je devais m’autoriser à être vulnérable. A un moment du cours, j’ai fait une découverte, j’ai réalisé que tous les murs que je sentais en moi et qui me coupaient de mon cœur et de ma vie pouvaient en réalité m’y connecter. Après cela, j’ai commencé à pleurer. J’ai senti que je m’effondrais / je me brisais ; pendant un moment j’étais libre. Je me suis sentie belle dans tout ce que j’étais, dans mes parties sombres, dans mes espoirs et dans mes hontes, j’étais belle, ma lutte était belle et je n’avais pas besoin de la cacher. La seule chose que je devais faire, c’était d’être là avec moi-même.

Est-ce que la violence dans le monde influence tes performances ?
Tout à fait. Je n’ai pas moi-même été plongée dans cette violence puisque j’ai grandi dans des lieux privilégiés et en sécurité. Je me tiens au courant par les livres que je lis et les médias, et par tous les gens que je rencontre et qui ont vécu la guerre, la pauvreté et la répression politique. Pour moi, l’individu est toujours lié au collectif et j’ai toujours pensé que la violence générale et la violence personnelle fonctionnaient dans la même logique.
Quand je pratique l’art de la danse Butô, je me connecte avec quelque chose qui me dépasse. Je sens que je me connecte à des énergies communes, à une conscience commune. Pour moi, dans la pratique de la danse Butô, nous œuvrons pour apprivoiser notre ombre (notre peur, notre douleur, notre honte, elles sont elles aussi, collectives).

Je souhaite (et c’est ce que j’espère pouvoir transmettre à mes élèves) que l’on arrive à voir et à ressentir qu’au fond de notre douleur, il y a un profond désir d’amour, et lorsque nous faisons face à nos peurs, lorsque nous écoutons nos douleurs, nous pouvons alors commencer à baisser nos barrières protectrices et nous laisser être dans la vulnérabilité. Et je crois que c’est là que l’on peut toucher sa puissance et sa force vitale.

Ma danse vise à prendre racine dans cet espace et à libérer la souffrance et la violence collective à travers mon corps, mes sensations et mon expérience.
Cela m’effraie de voir à quel point les humains ont infligé des actes de violence entre eux ; je me sens réellement impuissante. Parfois je me pose vraiment des questions sur les raisons pour lesquelles je suis en vie, si une telle part de mon existence est impliquée dans la création de la souffrance dans le monde.

Je me suis tournée vers l’art et la créativité parce que je pense que nous devons apprendre à entrer dans un espace créatif et à créer. Nous ne pouvons plus répéter seulement ce que nous savons et nous ne pouvons plus continuer à reproduire notre passé. Nous devons nous immerger dans l’inconnu et apprendre à nager dans ce bel océan qu’est notre imagination.

……………

Annotations de l’émission radio “Sur les épaules de Darwin’’ réalisée par Jean-Claude Ameisen sur France Inter, le 9 janvier 2016
“Il y aura chez le romancier le regret de ne pas avoir été un pur musicien et de ne pas avoir composé les Nocturnes de Chopin. L’écriture comme une forme de musique, la mémoire comme une forme de mélodie.”
“Vivre c’est comme achever un souvenir.”
“Nous avons vécu avant de naître, nous avons connu la vie avant que le soleil n’éblouisse nos yeux. Il y a un passé qui nous manque. Et ce passé qui nous manque, au moment où nous venons au monde est beaucoup plus ancien encore, il est immense.”
“Avant d’être né à nous même, nous sommes nés des autres. Et les autres sont une partie de nous. Nous sommes faits de l’empreinte de ce qui a disparu, de ceux qui ont disparu, nous sommes faits de la présence de l’absence.”
“Notre histoire devient aussi l’histoire des autres.”
“Qu’est-ce qui devrait nous tenir éveillés la nuit, les tragédies que nous pouvons prévenir et les injustices que nous pouvons réparer. Et si nous voulons prévenir et réparer et apaiser des blessures, il nous faut reconstruire une mémoire nouvelle, vivante, ouverte, qui donne sa place à chacun. Revisiter le passé pour le redécouvrir et le faire renaître.”
“La cérémonie de la danse perdue en Japonais, c’est l’Ankoku Butô. L’Ankoku Butô veut dire exactement en Japonais « la danse issue des ténèbres qui remontent à ras du sol, qui renaît, danse qui tente la renaissance ». La danse des ténèbres, quand au lendemain de l’occupation américaine fut enfin reconnue au Japonais le droit de parler des victimes des deux bombes se furent ces corps nus, ces corps couverts de cendres, hagards, cherchant à s’élever, à renaître sur le sol obscur du garage, sur le ciment poussiéreux de la cave, dans la limite du couvre-feu des ruines. […] Il ne faut jamais oublier, mais ceux qui ont vu ne parlent plus, ne transmettent plus, n’ont jamais pu. Comment témoigner, comment donner vie à ce qui demeure en nous, à ce qui a disparu, à la présence de l’absence. Il y a la danse des ténèbres et il y a l’écrit.”
“Écrire c’est appeler. […] Le futur est crypté, c’est l’appel. […] Écrire ce n’est pas transmettre, c’est appeler.”

 

La « renvoyée spéciale » Gulasal Kamolova : « la passion de la vérité »

[Par Bernadette COLSON | Photos de Lisa Viola ROSSI]

Le jeudi, c’est jour de la tenue professionnelle au lycée Charles de Gaulle du 20ème arrondissement à Paris. Ce jour-là: pas de casquette à l’envers, de jeans délavés et de baskets colorés, mais un habit sombre, sobre et chic pour tous les lycéens qui préparent un bac-pro en gestion et administration dans cet établissement. Et pourtant… Observant les élèves de seconde qui ont voulu la rencontrer, les premiers mots de Gulasal Kamolova, journaliste « renvoyée spéciale » de la Maison des journalistes, seront ceux-là : « Si vous étiez en Ouzbékistan, vos parents seraient tout de suite convoqués parce que vous ne portez pas votre uniforme ! ». photo00009Le ton de cette rencontre est donné, entre liberté de paroles, spontanéité des échanges et gravité des propos. Pendant deux heures, la journaliste ouzbèke tiendra en respect son auditoire par la force de son témoignage. Au grand étonnement des professeurs Haïfa Pin et Nicole Wolff, organisatrices de cette réunion, et d’élèves eux-mêmes qui avouent que souvent, le dernier quart d’heure de l’heure de cours est plutôt chahuté.
???????????????????????????????Au cours de cet après-midi pluvieux, au gré des questions des jeunes qui émailleront sa présentation, c’est à un voyage déroutant, parfois cocasse et souvent terrifiant auquel nous convie Gulasal.
Les images défilent: celles de jeunes enfants, courbés dans les champs pour ramasser le coton. Tout le mois de septembre, les écoliers comme les étudiants sont contraints à la cueillette pour fournir une récolte quotidienne dont le poids est fixé en fonction de l’âge. « Oui, moi aussi je l’ai fait, de 6 heures du matin à 6 heures du soir, explique Gulasal en se pliant en deux pour montrer la pénibilité de la tâche. Et quand on n’atteint pas notre quota, la famille paie, oui mes parents ont dû parfois payer pour moi ». Et puis cette photo qui montre la mascarade d’un champ où le coton a été recollé sur les tiges avant la visite d’un ministre venu assister à la récolte. Le grotesque de cette situation sensée nous faire sourire n’a pourtant d’égal que la cruauté du travail forcé des enfants.
???????????????????????????????En Ouzbékistan, ancienne république soviétique, le même président est à la tête du régime depuis l’indépendance du pays en 1991, Islam Karimov, 78 ans, réélu pour la quatrième fois le 29 mars 2015 avec 90,39% des voix sans prendre la peine de modifier la Constitution qui limite à deux mandats la fonction présidentielle.
« Vous avez le droit de vote ? » interroge un lycéen. « Oui » répond Gulasal qui explique au jeune français qu’il ne peut pas y avoir une vraie compétition électorale ni de débats démocratiques dans son pays. Si quatre partis qui regroupent les différentes composantes de la société ouzbèke sont autorisés, les partis d’opposition qui pourraient présenter un autre projet politique sont interdits, leurs dirigeants sont en exil ou en prison. IMG_9286Il n’y a pas de liberté d’opinion ni de liberté d’expression, et sur la carte de Reporters sans frontières représentant la liberté de la presse dans le monde, l’Ouzbékistan est une tache noire.
C’est un régime cruel qui n’hésite pas à faire tirer à la mitraillette sur des centaines de manifestants pacifiques comme le 13 mai 2005 à Andijan. C’est un régime dangereux pour tous ceux qui osent mener de vraies enquêtes sur les problèmes sociaux, la corruption ou la catastrophe écologique de la mer d’Aral car, en cas d’arrestation, le recours à la torture est systématique pour extorquer des aveux de faits extrémistes, terroristes voir de trafic de drogue.
Muhammad BekjanovD’autres photos se succèdent, celles de prisonniers émaciés qui donnent l’impression de s’évanouir derrière les barreaux de leur geôle, comme Muhammad Bekjan en passe de devenir le plus ancien journaliste emprisonné au monde. Elles sont d’autant plus impressionnantes qu’elles suivent celles des filles « glamour » du président, notamment l’aînée qui est soupçonnée d’avoir bâti une fortune sur des pots de vin réclamés à des firmes contre leur entrée sur le marché ouzbèke.
Gulasal pour qui « la passion de la vérité » est au cœur de sa vocation de journaliste est arrivée à Paris en juin dernier. Une jeune lycéenne lui demande si sa famille a subi des pressions parce qu’elle est journaliste. photo00013« Quand j’étais correspondante à Moscou, on a envoyé une lettre à mon père lui disant que je me prostituais et qu’il devait me faire revenir. Il a fait une crise cardiaque et il est mort quelques mois plus tard » raconte-t-elle. Touchée, la salle de classe soudain fait silence, comme si le danger qui la menaçait s’était invité dans le lycée. Pourtant il n’y a pas un jour où Gulasal n’ait envie de rentrer dans son pays, de rejoindre la poignée de journalistes indépendants qui restent là-bas et de retrouver les gens qu’elle aime.
Les dernières photos qu’elle nous fera voir sont celles de la splendeur de son pays, région d’Asie centrale avec ses vestiges qui ont plus de 2000 ans sur la route de la Soie entre l’Orient et l’Occident.

Remise du prix à Esdras Ndikumana, journaliste burundais

[Par Elyse NGABIRE et Yvette MUREKASABE]

Lundi, 11 janvier 2016 à l’occasion des vœux à la presse française, Esdras Ndikumana, correspondant de la RFI et de l’AFP, a reçu du ministre français des Affaires étrangères le prix dédié à la presse diplomatique francophone, édition 2015.

Laurent Fabius et Esdras Ndikumana

Laurent Fabius et Esdras Ndikumana lors de la remise du prix

C’est pour avoir couvert des évènements liés à la crise politico-sécuritaire du Burundi dans des conditions extrêmement difficiles. C’est pour la première fois que ce prix est décerné à un journaliste étranger. Pour rappel, M. Ndikumana a subi la torture dans les enceintes du Service National des Renseignements burundais, le jour de l’assassinat du général Adolphe Nshimirimana, ancien patron du SNR. C’était le 1er août 2015. Son prix, Esdras Ndikumana l’a dédié à tous les journalistes burundais.

Cliquez sur le podcast ci-dessous pour écouter l’interview audio à Esdras Ndikumana :

Mitterrand, commémorations d’un président sous le signe du changement

[Par Elyse NGABIRE]

François Mitterrand, un mythe pour la jeune génération française, un vent du changement pour des jeunes africains.
Ce vendredi, 8 janvier, la France rend hommage à François Mitterrand, premier président de la gauche, mort il y a 20 ans. Pour certains jeunes français, il incarne un mythe et un charisme irréprochables.

François Mitterrand (source: mitterrand.org)

François Mitterrand (source: mitterrand.org)

Le 8 janvier 1996, François Mitterrand, premier président socialiste de la cinquième République, s’éteignait suite à un cancer de la prostate. Les festivités pour lui rendre hommage ont été rehaussées de la présence de François Hollande, président de la République française, à Jarnac, sa ville natale, où il a été inhumé.

La plupart des jeunes français ne l’ont pas connu. Mais leurs parents ou des proches leur en parlent.
Au cours d’un entretien réalisé avec certains étudiants de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, François Mitterrand incarne un mythe du mouvement socialiste. Ils le reconnaissent comme le président de la France le plus charismatique. En témoignent, racontent-ils, les quatorze ans qu’il a passés à la tête du pays. Entre autres gestes louables posés par le président Mitterrand, ils signalent l’abolition de la peine de mort et la fin du néo-libéralisme.

Interviewés, certains jeunes africains indiquent quant à eux, que n’eût-été la Conférence de La Baule en juin 1990, qui a consacré l’ouverture démocratique, l’Afrique serait encore dirigée par des régimes issus des coups d’Etat. Certes, le chemin pour asseoir une vraie démocratie, indiquent-ils, est encore loin. Toutefois, la pression du président Mitterrand sur les leaders africains aura contribué à jeter les bases de la démocratie.

Signalons que selon une enquête menée en France, 59% des Français indiquent que François Mitterrand était un bon président de la République.

France : Une solidarité silencieuse

[Par Diane HAKIZIMANA]

Alors que le monde actuel vit au rythme des secousses du terrorisme et de l’immigration, il existe de simples âmes charitables. D’une simplicité et amabilité sans faille, elles agissent en douceur via des associations. Ni les poseurs de bombes, ni les tirailleurs à kalachnikov sans aucun état âme n’ébranlent leur solidarité. Elles sont prêtes à accueillir les demandeurs d’asile et peu importe leurs origines. Cet article s’intéresse à cette catégorie de simples mortels animés d’une humanité sans égale qui, malheureusement, laisse indifférent le monde dit du « Buzz ».

cropped-bannerÇa commence comme une aventure, une première rencontre dans un café un certain vendredi soir. Un peu d’appréhension bien sûr sur les visages. Une association s’est occupée de cette rencontre, il s’agit de « Réfugiés Bienvenue ».

Céline Squaratti et Adrien Peschanski, couple qui héberge un demandeur d’asile.

Céline Squaratti et Adrien Peschanski, couple qui héberge un demandeur d’asile.

D’un côté un couple prêt à ouvrir ses portes pour un(e) inconnu(e), de l’autre côté un demandeur d’asile, ainsi que le représentant de l’association. Le couple : il s’agit d’Adrien et de Céline qui ont un appartement dans la commune de Bourg la Reine (département des Hauts-de-Seine) au sud de Paris. Ils ont décidé d’approcher « Réfugiés Bienvenue ». Ce qui frappe du coup c’est la candeur de leur jeunesse. C’est peut-être « la faute aux clichés », mais plus d’un croient que c’est seulement les plus âgés qui sont les plus généreux.
Là on y met parfois de la méchanceté en expliquant que ce sont eux qui ont tout vécu. N’ayant plus à faire dans la vie, ils se tournent vers la charité, « question de s’occuper », encore une fois je précise qu’il s’agit d’une version rude de l’opinion qu’on se fait des personnes âgées. A la question de savoir ce qui motive les deux jeunes gens, simplement, Adrien répond « c’est presque un héritage. De par le passé, ma famille a accueilli un étranger qui est resté chez nous et depuis il est comme un frère pour moi ».
Avec un petit sourire, Céline explique que ça a toujours été sa passion le fait de venir en aide aux nécessiteux. « J’ai toujours rêvé de travailler dans l’humanitaire, mais ma vie de couple pour le moment ne le permettrait pas, et je me suis dit pourquoi ne pas agir sur place ?», dit-elle. Doctorante en droit d’asile, mais aussi très active dans la vie associative, Céline indique que puisque les moyens matériels (appartement, commodités, etc.) leur autorisent d’accueillir quelqu’un, ils ne peuvent pas s’en empêcher. Cette jeune femme ajoute qu’ils ont essayé d’entrer en contact avec une autre association il y a quelques jours qui s’occupe des réfugiés… mais sans succès, « c’est finalement Réfugiés Bienvenue qui nous permet de réaliser notre souhait», précise-t-elle avec émerveillement.

Une solidarité qui brave même le terrorisme
logo_refugies_bienvenue-1-e1443341722445Agée seulement de quelques mois, l’association « Réfugiés Bienvenue » ne se focalise que sur les personnes demandeuses d’asile, c’est-à-dire celles qui n’ont pas encore obtenu la protection de la France. La raison avancée par le président de l’association est qu’en général les personnes qui ont déjà le statut de réfugié ont le droit de travailler, d’avoir un logement HLM, de toucher le RSA. Pas les demandeurs d’asile, qui sont pourtant au moins cinq fois plus nombreux. .Plutôt du genre confiant Emile Le Menn estime que malgré le jeune âge de l’association, ils vont arriver à trouver beaucoup d’autres familles solidaires ; « le placement de ces gens en hébergement est continu, par exemple on a 15 familles qui nous proposent les places en ce mois de janvier », dit-il. Selon le président de « Réfugiés Bienvenue », ce sont les familles qui font le premier contact par Internet, « il y a un formulaire très simple à remplir et un de nos bénévoles les appelle pour plus d’éclaircissements », explique Emile Le Menn.
Bénévole lui-même, Monsieur Le Menn trouve que les attentats, comme ceux de novembre 2015 à Paris, n’affectent en rien la solidarité de ces familles. « Les opinions ne changent pas, ceux qui sont prêts à aider le font toujours en bravant toute cette folie, ce sont plutôt ceux qui ne pourront jamais le faire qui se trouvent des prétextes », précise-t-il.
Selon son propos, les familles qui hébergent ne tiennent pas compte de la religion des demandeurs d’asile. Le président de « Réfugiés Bienvenue » indique qu’elles peuvent demander la religion de l’individu qu’elles vont abriter seulement dans le but de le connaître plus et de savoir quels moyens mettre à sa disposition.
« Nous avons déjà placé 45 demandeurs d’asile en hébergement», dit-il. A côté de ces familles et couples qui cèdent de leur espace et de leur intimité aux demandeurs d’asile, le président de « Réfugiés Bienvenue » indique qu’il y a, au sein de l’association, des jeunes étudiants, ne pouvant pas héberger, mais qui organisent souvent des pique-niques, sorties, cafés, pour agrémenter les journées des demandeurs d’asile. Devenue officiellement association le 16 septembre 2015, « Réfugiés Bienvenue » est constituée de 30 jeunes gens tous bénévoles. Elle est située dans le 20e arrondissement de Paris.

 

« Terminus du monde » : souvenirs de la prison iranienne de Kermanshah

[Par Rebin RAHMANI]

Traduit du persan au français par Nujin Kermashani.

En raison de la présence de prisonniers politiques célèbres et des efforts continus des organisations internationales de défense des droits de l’homme pour informer sur le sort de ces détenus mondialement connus, les prisons d’Evin (nord de Téhéran) et de Rajaei Shahr (située à Karaj, environ 20 km de Téhéran) sont connues d’un très grand nombre des Iraniens voire d’une partie de la communauté internationale.

© Rebin RAHMANI

© Rebin RAHMANI 

Pourtant, il existe des prisons où la situation de prisonniers politiques moins connus est bien plus critique que dans les deux prisons précédemment citées et qui hélas sont totalement inconnues des organismes internationaux de défense des droits humains et de l’opinion publique internationale.

L’une de ces prisons est la prison centrale de Kermanshah (ville à très forte majorité kurde du nord-ouest de l’Iran non loin de la frontière irakienne) plus connue sous le nom de prison de Dizel Abad. J’écris ces lignes aujourd’hui parce que j’ai moi même passé près de deux ans derrière les barreaux d’une cellule de cette prison et j’ai eu l’occasion d’en expérimenter dans ma chair ses réalités. Le simple fait d’en parler, même plusieurs années après ma libération, me donne toujours autant la chair de poule.

L’objectif de ce texte est d’attirer l’attention sur ces situations au delà de ce qui est humainement soutenable, vécues au quotidien par les prisonniers politiques de la prison de Kermanshah et des autres prisons de province. Il est plus que temps pour les organisations locales et internationales de défense des droits humains de commencer à s’y intéresser.

La prison de Kermanshah  © Rebin RAHMANI

La prison de Kermanshah
© Rebin RAHMANI

Après avoir passé près de deux mois en cellule d’isolement dans un centre de détention du Ministère des renseignements de la ville de Kermanshah (le Ministère a des antennes régionales dans toutes les grandes villes), j’ai été transféré à la prison de Dizel Abad de Kermanshah le lendemain de la fête de « Eyd e Ghorban » (fête religieuse musulmane commémorant le sacrifice d’Abraham) de l’année 2006 qui tombait cette année là en novembre.

Tandis que nous attendions dans l’antichambre de la prison l’achèvement des formalités administratives (autrement dit l’enregistrement des détenus sur le point d’être transférés en quarantaine), chacun des prisonniers évoquait à tour de rôle et à voix haute les raisons de sa présence dans cet endroit sinistre. Lorsque ce fut mon tour de parler et en apprenant le caractère « politique » de ma condamnation, l’un des détenus dont les numéros tatoués sur le bras indiquaient clairement son ancienneté au sein de la prison prononça cette phrase que je ne pourrai jamais oublier. Plusieurs années après ma libération, il suffit que quelqu’un prononce le nom de « Dizel Abad » pour que les mots de ce prisonnier me reviennent en mémoire:

« Dizel Abad, c’est le terminus du monde. »

Si je n’ai pas saisi sur le coup où il voulait en venir, après deux années passées à la prison de Dizel Abad, je suis en mesure de confirmer ses dires. Effectivement, Dizel Abad est le « terminus du monde ».

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Bien avant ma détention, j’avais déjà une longue expérience de collecte d’informations concernant les prisonniers politiques kurdes et après ma libération, je me suis fait un point d’honneur de continuer à informer au sujet des conditions de détentions inhumaines subies par les prisonniers à Dizel Abad.

D’après les statistiques (qui toutefois évoluent presque quotidiennement), le nombre de détenus à Dizel Abad se situe en permanence entre 2000 et 3000 personnes. En raison du risque élevé d’introduction de drogues diverses à l’intérieur de la prison, les parloirs étaient très réglementés. La plupart des rencontres entre détenus et familles avaient lieu dans des cabines vitrées et sous la stricte surveillance des gardiens de la prison.

A Dizel Abad, entre 2006 et 2008, au moins 500 détenus étaient condamnés à la peine capitale et risquaient de se voir exécutés à tout moment. La majorité de ces condamnations étaient (et continuent d’être) prononcées pour des motifs de trafic de stupéfiants, meurtres et viols. A Dizel Abad, la plupart des exécutions avaient lieu les mercredis et les lundis à l’aube (vers 5h du matin) et toutes les communications téléphoniques avec l’extérieur étaient systématiquement coupées vers 16h la veille de chaque exécution avant d’empêcher les détenus d’informer l’extérieur de l’imminence de celle-ci. Le condamné à mort était transféré le soir vers la section neuf de la prison puis à l’aube du lendemain, il était emmené vers le lieu de son exécution. Ses empreintes digitales étaient d’abord prélevées puis l’exécution avait lieu en présence des responsables de la prison et du (ou des) juge(s).

Des exécutions à Kermanshah © Rebin RAHMANI

Des exécutions à Kermanshah © Rebin RAHMANI

En vertu du règlement de la prison, les nouveaux prisonniers étaient transférés pour une durée de dix jours en section dite de quarantaine et les prisonniers les plus jeunes en « quarantaine pour mineurs ».

Ils étaient ensuite transférés vers la section trois pour environ deux mois et enfin, en fonction de leur comportement pendant cette période, vers les autres sections de la prison.

Il convient de noter que pendant ces deux premiers mois, les prisonniers n’étaient pas séparés en fonction de la nature de leurs condamnations : les prisonniers politiques côtoyaient les prisonniers de droit commun y compris les plus dangereux d’entre eux.

La section huit de cette prison regroupait les prisonniers condamnés pour des crimes liés à la drogue et selon les dires d’un employé de l’infirmerie de la prison, beaucoup d’entre eux  étaient atteints du VIH suite à la consommation de diverses drogues et de comportements sexuels à risques.

Parfois, en guise de « punition », les instances supérieures de la prison envoyaient les prisonniers politiques dans des cellules au contact des prisonniers de droit commun en dépit de la dangerosité de ces derniers.

Pendant mes deux années à Dizel Abad, au moins quarante prisonniers furent exécutés. Après ma libération, je réalisai que, en dehors de quelques cas très isolés, aucune information n’avait filtré à l’extérieur concernant ces exécutions. Mes efforts de collecte d’informations permirent de faire connaître les noms d’une partie de ces détenus exécutés. Le site de la Human rights activists news agency les a publiés. Citons Jalal Bahrami, Allahyar Maleki, Alireza Mohamadpour, Akbar Sharifi et Mozafar Mozafarian…

En vertu d’un planning fixé à l’avance, les prisonniers politiques de Dizel Abad étaient sans cesse transférés dans les différentes sections selon un système de rotation. Ceci ayant été décidé dans le but de les empêcher de constituer un groupe à part, d’établir des rapports amicaux et surtout de prévenir une quelconque influence sur les autres prisonniers.

Les prisonniers politiques (dont le nombre se situait autour de trente) étaient sous pression constante et sous la surveillance permanente des agents des services de renseignements qui les menaçaient et les harcelaient sans arrêt. Ils n’avaient pas le droit de lire d’autres livres que ceux de la bibliothèque de la prison et leurs familles n’étaient pas autorisées à leur envoyer d’ouvrages même ceux pourtant autorisés et légaux en Iran.

Lors de mon transfert depuis le centre de détention du Ministère des renseignements de Kermanshah (également connu sous le nom de « place Naft ») à la prison de Dizel Abad, j’aurais normalement dû, en vertu du règlement, être transféré vers la section de quarantaine réservé aux jeunes prisonniers. Cependant, et avec comme prétexte le fait que « les prisonniers politiques lavent le cerveau des jeunes prisonniers », je fus finalement transféré à la section trois puis de là-bas, dans la section vingt-trois, connue pour abriter des criminels multirécidivistes. L’une des choses les plus pénibles pour tout prisonnier politique à Dizel Abad, était le comportement injuste des autres prisonniers à son égard. En raison du grand nombre de détenus dangereux, les instances supérieures de la prison avaient confié la « direction » des différentes sections à des prisonniers « expérimentés » particulièrement tyranniques.  Ces prisonniers « chefs » etaient au centre d’un trafic de drogue à l’intérieur même de la prison et en remontant un peu la filière, il n’etait pas difficile de retrouver aux manettes les hautes instances de Dizel Abad. Afin de pouvoir continuer leur « business » mafieux tranquillement, ces prisonniers n’hésitaient pas à « collaborer » avec les autorités de la prison et à participer activement au harcèlement et aux humiliations des prisonniers politiques.

© Rebin RAHMANI

© Rebin RAHMANI

Ma première nuit en prison se déroula dans une pièce d’environ deux mètres sur trois avec treize autres prisonniers. Neuf d’entre eux sur des lits et les autres à même le sol avec une couverture. Alors que plusieurs prisonniers «expérimentés » avaient plusieurs couvertures, moi, le dernier arrivé, je n’avais droit qu’à une couverture sale et pleine de poux pour me protéger du froid de décembre. Alors que je me plaignais de cette injustice à un gardien, ce dernier se saisit soudain d’une cuillère dont l’un des bords avait été aiguisé (et qui selon ses propres mots aurait pu « couper la tête d’une vieille vache »), la pointa sur mon cou et susurra « Mais qu’est ce que tu crois toi? Tu n’es qu’un pauvre petit poussin de prisonnier politique. Ici c’est Dizel Abad, pas la prison d’Evin. Ici c’est le terminus du monde.»

A mes yeux, voir de tels comportements de la part d’autres prisonniers pourtant « sur le même bateau » que nous, était bien plus pénible à supporter que n’importe lequel des interrogatoires des services de renseignements. C’est peut-être pour cela que, suite à mon nouveau transfert au centre de détention du Ministère des renseignements (où j’appris qu’ « ils » avaient à nouveau monté de toutes pièces un dossier à charge contre moi), je leur indiquais être prêt à effectuer la deuxième année de ma peine en cellule de confinement afin de ne pas retourner à Dizel Abad.  J’en étais arrivé à un point où supporter le face à face avec moi-même dans la solitude absolue d’une cellule d’isolement était préférable à l’attitude détestable des autres prisonniers.

Dès mon deuxième jour à Dizel Abad, je fus emmené à l’infirmerie dans la partie réservée aux cardiopathies. Dans cette section dite « cardiaque », quatre prisonniers membres de l’organisation terroriste Al-Quaeda de nationalité irakienne et égyptienne étaient hospitalisés. L’infirmerie se trouvait sur deux étages. Au rez-de-chaussée, on y trouvait des pièces réservées à l’auscultation des patients ainsi qu’une autre partie située dans la cour de la prison et que l’on appellait « la partie isolée ». Le second étage était réservé aux patients hospitalisés, aux maladies du cœur et qui faisait aussi office de salle d’opération. Nous devions nous protéger nous mêmes des nombreux patients atteints d’hépatites et du VIH. Les premières nuits à l’infirmerie, les hurlements de douleurs d’un prisonnier perturbaient la tranquillité des lieux et nous empêchaient de dormir. Nous avons su plus tard que ce détenu était un ancien prisonnier de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et qui suite à son retour des geôles irakiennes, n’aurait pas supporté d’apprendre que durant son absence, sa femme avait épousé son frère et qui dans un accès de rage les avait assassiné tous les deux avant de se « rendre » au commissariat du quartier. Ce prisonnier que tout le monde surnommait le « Colonel » avait perdu la raison après une année à Dizel Abad et était transféré régulièrement dans la section « isolée » de l’infirmerie à chacune de ses rechutes mentales.

La section isolée était composée de plusieurs pièces et accueillait des patients atteints d’hépatites et du Sida, ainsi que de prisonniers souffrant de troubles mentaux.

Un jour de décembre 2006, un détenu en phase terminale de l’hépatite B fut transféré à la section « isolée ». Il rendit l’âme environ quinze jours plus tard et les gardiens jetèrent son corps dans la cour enneigée de la prison où il resta abandonné durant toute une nuit avant d’être remis à sa famille. Voir se décomposer sur la neige le cadavre d’un jeune homme qui pour des raisons obscures était devenu toxicomane aurait brisé le cœur de n’importe qui. Je n’arrêtais pas de songer au fait que ce garçon avait sans doute autrefois une vie et si les difficultés de l’existence l’avaient conduit ici, pourquoi fallait-il qu’il soit traité ainsi? Méritait t-il d’être abandonné à son sort jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Pourquoi fallait-il que même son cadavre soit traité de façon aussi inhumaine ?

Durant ces quarante jours à l’infirmerie de la prison, par peur de la contamination par des maladies infectieuses (les repas étaient partagés avec les prisonniers malades), j’en étais réduit à ne consommer que des boites de conserve de poisson et de caviar d’aubergine. Quant aux jours où la petite échoppe de la prison était fermée, je me couchais le ventre vide. Pendant cette période et après « négociation » avec un gardien, ma famille ne fut autorisée à me rendre visite qu’une seule et unique fois derrière une vitre. Parce que les communications étaient écoutées et surveillées, on m‘imposa de ne communiquer avec eux qu’en persan (les hautes instances de la prison ne comprenaient pas le kurde). Aucune torture psychologique ne m’était épargnée, je devais même renoncer à parler ma langue maternelle. Effectivement, Dizel Abad, c’est le terminus du monde…

Le 6 février 2007, après avoir effectué mes quarante jours à l’infirmerie, je fus de nouveau transféré de la prison de Dizel Abad vers l’antenne du Ministère des renseignements de la ville de Sanandaj (capitale de la province du Kurdistan iranien) où se trouvait un centre de détention. J’y passais un mois avant d’être de nouveau transféré à Dizel Abad. Lors de mon retour à Dizel Abad, le directeur de la prison estima que la lettre de rapatriement rédigée par le bureau du Ministère des renseignements de Sanandaj était insuffisante et exigea qu’une lettre écrite des mains du procureur de Dalaho (ville située dans la province de Kermanshah) stipulant mon rapatriement à Dizel Abad figure dans mon dossier.

Étant donné le fait que j’avais été arrêté dans les environs de Dalaho, je fus de nouveau emmené au tribunal de cette ville. En raison des embouteillages sur la route menant de Dizel Abad au tribunal, nous finîmes  par arriver très en retard et en dehors des heures d’ouverture du tribunal. L’un des soldats qui m’escortait essaya alors de contacter le directeur du tribunal afin de le prévenir de ma présence.

Mr Shahbazi, le directeur du tribunal, nous fit ensuite savoir qu’il allait tenter de contacter M. Bahramian, le procureur de Dalaho.

Les fonctionnaires du Ministère des renseignements me conduisirent dans une salle à l’intérieur du tribunal où je fus menotté à un poteau. Ils demandèrent  aux soldats de service de surveiller mes faits et gestes à travers la baie vitrée. Puis, n’ayant pas réussi à joindre le procureur (dont le portable était visiblement éteint), ils finirent par se résoudre à aller le chercher chez lui.

Je restai plus d’une heure menotté, sans eau, sans pouvoir bouger même pour aller aux toilettes malgré une envie très pressante. Les soldats présents à l’extérieur n’avaient pas le droit de m’approcher. M. Bahramian, procureur de Dalaho, finit par arriver accompagné par les fonctionnaires du Ministère des renseignements. On me retira alors les menottes et je fus conduit à son bureau. A peine assis, celui-ci commença à me hurler dessus: « Rahmani !! Je te préviens, je ne suis pas comme ces gamins du Ministère des renseignements, moi. Je suis bien plus malin qu’eux moi, tu sais. J’ai parfaitement compris ce que tu voulais faire. Avec ton fichu documentaire sur les toxicomanes et les malades du Sida, tu comptais souiller le visage pur et sacré de la République Islamique. »

Après une pause, il me lança soudain: « Dis-moi, tu aimerais que je te foute en taule pour combien d’années? Deux ans? Trois ans? Non mais sérieusement, toi je vais te coller à Dizel Abad pour cinq ans afin de t’enlever de la tête l’idée d’avoir des activités politiques. Tu pourras toujours prendre des cours de dessin en cabane.» Puis il ajouta:  « De toute façon, vous les sunnites, vous ne pouvez pas supporter la vue d’une société chiite sur la Terre et cherchez toujours à la détruire. » (Les kurdes sont non seulement une minorité ethnique mais aussi religieuse. En effet, ils sont sunnites alors que la religion officielle de l’Iran est le chiisme). Une fois la « séance » avec le procureur levée, nous primes de nouveau la route vers la prison de Dizel Abad aux environs de 20h.

Sur la route, un des fonctionnaires du Ministère des renseignements chargé de m’escorter dit au chauffeur: « Oh là là, vous avez vu? Ce procureur, il a pas la lumière à tous les étages.»

Et le chauffeur de répondre: « Oui, on voit bien qu’il est complètement taré. »

Vers 23h, lors de notre arrivée à Dizel Abad, ce fonctionnaire du Ministere des renseignements contacta le directeur de la prison, M. Farzani, pour l’informer de mon retour. Farzani ordonna alors mon transfert vers la section neuf.

C’est donc escorté par un soldat de service que je me dirigeai vers la section neuf.

Ce soldat m’interrogea sur la raison de ma condamnation et quand je lui expliquais être un prisonnier politique, il me demanda: « Ca veut dire que tu es condamné à mort alors? »

Ne comprenant pas l’allusion, je répondis sur un ton léger:  « Comment ça condamné à mort? Je n’ai même pas encore été jugé. »

Il me demanda pourquoi dans ce cas on avait ordonné mon transfert au sein de la section neuf.

Je n’avais jusqu’à cet instant précis jamais entendu parler de la section neuf alors je lui demandais naïvement:  « Mais c’est quoi la section neuf au juste? De quel genre de section il s’agit? » Il m’expliqua qu’il s’agissait de la section où on enfermait les criminels les plus dangereux ainsi que les condamnés à la potence la veille de l’exécution. Selon lui, c’est également là que l’on envoyait certains prisonniers politiques au contact des détenus les plus violents en guise de punition. Enfin il me recommanda, la voix pleine d’empathie, de faire attention à moi car les prisonniers que j’allais côtoyer étaient particulièrement agressifs.

En réalité, ce qu’ils appellaient la section neuf, était une pièce de cinq mètres sur quatre sans aération avec une seule cuvette de toilette. Celle cellule était partagée par onze détenus qui n’avaient droit à aucun contact téléphonique ou parloir. J’ai découvert plus tard que les prisonniers qui se trouvaient là, avaient été transférés en section neuf en guise de sanction pour des motifs de bagarres avec les gardiens, de trafics de drogue dans la prison et d’agressions sexuelles pouvant aller jusqu’au viol de jeunes détenus. Il était clair qu’en me transférant ici, le directeur de la prison cherchait à me faire peur et à m’avertir. Le message était limpide: dorénavant j’avais intérêt à faire attention à mes paroles et à mes actes.

Sans doute la pire torture psychologique pour un prisonnier politique était le fait de se voir obligé de côtoyer des prisonniers drogués et dangereux, d’assister à leurs actes de barbarie et de ne rien pouvoir faire pour l’empêcher.

Comme ce jour où un jeune prisonnier fut violé sous mes yeux par ses co-détenus toxicomanes et déchaînés.

La seule chose à faire était de me tenir autant que possible loin d’eux. L’unique fois où j’essayais d’en parler avec un gardien, je m’aperçus incrédule que ce dernier fermait les yeux sur ces agissements en échange d’argent, de cigarettes et de drogue.

Il y eut aussi ce jeune prisonnier en grève de la faim. Il faisait peine à voir lorsqu’il fut transféré en section neuf. Parce qu’il était sans cesse harcelé et houspillé par les autres détenus, il en était réduit à devoir se boucher les oreilles et fermer les yeux pour se protéger d’eux. Les hautes instances de la prison n’avaient pas prêté la moindre attention aux doléances de ce prisonnier et s’étaient contenté de le transférer ici. En réalité, dans cette prison, il était impossible de trouver une oreille attentive et nous n’avions pas d’autre choix que d’endurer encore et toujours.

Peu après, un autre prisonnier du nom de Farshad fut transféré à la section neuf. Ce dernier s’était auto-mutilé sous la douche en se lacérant le ventre au point de se perforer l’intestin et provoquer une sévère hémorragie. Transféré d’urgence dans un hôpital en ville puis opéré, il fut ramené à la prison pieds et poings liés directement à la section neuf immédiatement après avoir repris conscience suite à l’anesthésie générale. Il était évident que ce malheureux n’était pas rétabli et alors qu’il était menotté, l’un des gardiens le tabassa litteralement sous nos yeux. Alors que nous demandions à un veilleur de nuit s’il était possible qu’il fut au moins transféré à l’infirmerie, il nous répondit: « La place de ce chien est ici dans la section neuf. Qu’il y crève la gueule ouverte comme le chien qu’il est. »

Je me dois aussi de mentionner Mojtaba. Ce dernier avait tenté de s’évader lors de son transfert vers le tribunal. Rattrapé et de nouveau arrêté par les unités spéciales de la prison, il souffrit le martyr (torturé et tabassé au point d’avoir un bras cassé et ne plus pouvoir marcher pendant un moment). Lorsque les instances supérieures de Dizel Abad découvrirent que ce prisonnier avait l’intention de porter plainte contre eux, ils l’expédièrent manu militari en section neuf  en attendant la disparition des traces de coups. Il n’eut droit à aucun parloir ni contact téléphonique avec ses proches durant toute cette période.

Dans le courant de l’année 2008, cette fameuse section neuf fut rebaptisée « section de la correction ». Les hautes instances de Dizel Abad firent construire un tunnel au niveau de l’entrée. Visiblement les gardiens s’amusaient à y faire entrer de force les prisonniers et les obligeaient à se mouvoir à l’intérieur sous les coups de matraques, les coups de pieds et coups de poings. Cela les faisait beaucoup rire. D’après « eux », ceci était dans le but de « corriger » les prisonniers.

Effectivement, Dizel Abad c’est le terminus du monde.

Le 4 Mars 2007, je fus transféré en section de quarantaine où je restais environ un an et demi autrement dit jusqu’à ma libération et ceci à l’encontre du règlement de la prison qui stipulait qu’un prisonnier ne devait rester en section de quarantaine que dix jours au moment de son arrivée avant d’être transféré vers d’autres sections.

Puisque la section de quarantaine était censée n’être qu’un lieu de passage temporaire pour les prisonniers, on y trouvait rien d’autre qu’une boutique et une petite cour réservée à la promenade. A Dizel Abad, tous les journaux réformateurs furent bannis à partir de 2005 au moment de l’arrivée à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad.

Les seuls journaux à la disposition des prisonniers étaient « Iran », « Keyhan », « Etelaat » et « Hamshahri ».

Pendant les deux années que j’ai passées à Dizel Abad, je réussis à arracher le droit de lire « Iran » et « Hamshahri » (de tendance plutôt modérée) pendant trois mois uniquement et après de très nombreux échanges de courriers avec les hautes instances de la prison.

Une autre fois, ma famille parvint à me faire parvenir un livre éducatif pour apprendre l’anglais. Mais à peine le livre arrivé à la prison, les gardiens s’empressèrent de l’envoyer au Ministère des renseignements afin que ces derniers valident l’ouvrage en question comme une lecture acceptable ou non. Il arriva finalement entre mes mains un mois à peine avant ma libération.

Le 5 Mars 2007 soit le lendemain de mon transfert en section de quarantaine, je fus transféré au tribunal de la ville de Eslam Abad Gharbi à la demande du directeur de la prison. Un soldat m’escorta jusqu’à la porte de la prison où je fus « remis » entre les mains d’un autre officier de service. A ma grande surprise, celui-ci me demanda avant même notre départ de régler le trajet aller-retour en taxi de la prison au tribunal ainsi que le déjeuner (pour deux personnes) de ce jour. En accord avec un gardien de la prison, la somme en question fut débitée de mon compte (sans mon accord évidemment).

Un taxi nous transporta ensuite au tribunal de la ville d’Eslam Abad gharbi. A notre arrivée, je fus conduit dans une section appelée « tribunal révolutionnaire » placée sous la présidence du juge Mahmoudian. Son adjoint se chargea de fixer de mon heure de passage devant le juge. Un de mes co-détenus ayant réussi à joindre mes parents, ceux-ci s’empressèrent d’accourir au tribunal où ils purent enfin s’entretenir avec moi. Une demi-heure plus tard et après l’arrivée d’un représentant du Ministère des renseignements, la séance commença.

Le juge Mahmoudian (après avoir fait sortir mes parents du tribunal de manière totalement irrespectueuse), parcourut mon dossier des yeux en me regardant avec un sourire pervers. Finalement, il me dit : « Tu sais que ça aurait été mon souhait le plus cher de voir mon fils accepté à l’université dans la filière où tu as été accepté. Tu as eu cette chance et en plus, tu te permets d’agir contre les intérêts de la République Islamique? »

Il menaça ensuite de me faire exécuter afin de faire un exemple et dissuader les autres « raclures » dans mon genre. J’étais menotté à un soldat assis sur la chaise à côté de moi et en entendant les menaces proférées par ce « juge », ce dernier se mit à trembler comme une feuille si fort que je pouvais ressentir distinctement chacun de ses soubresauts. Sans doute pour se faire « bien voir » du représentant du Ministère des renseignements présent, Mahmoudian se tourna de nouveau vers moi et me lança: « Bon c’est décidé. Je te colle à Dizel Abad pour cinq ans afin que tu comprennes ce que c’est que de mener des actions contre la République Islamique. »

Il me demanda ensuite de rédiger ma défense par écrit.

Voici les seuls mots que je couchais sur la feuille de papier: « Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait dans le but de défendre les innocents. J’ai fait preuve de l’abnégation la plus totale pour eux et pour la justice dans mon pays. C’est pourquoi je rejette le chef d’accusation “actions contre les intérêts de l’Etat” ».

Alors que je m’apprêtais à quitter la pièce, il me menaça de nouveau: « Si tu oses contester mon jugement, je vais te le faire payer. »

Voici le résumé d’un procès qui dura quinze minutes et qui en lieu et en place d’une instruction de mon dossier, se résuma à des menaces non voilées et des grossièretés.

En section de quarantaine, les toxicomanes étaient très nombreux et j’assistais tous les jours à des scènes d’auto-mutilations et de bagarres entre prisonniers drogués.

Malheureusement, les hautes instances de la prison persistaient à détenir ensemble les prisonniers politiques et les prisonniers de droit commun en dépit du fait que ces derniers étaient souvent drogués ou atteints de maladies graves comme l’hépatite B ou le VIH.

L’un de ces prisonniers, toxicomane et souffrant de graves troubles mentaux menaçait régulièrement ses co-détenus et s’en prenait à eux physiquement. Je le vis plusieurs fois menacer d’autres détenus de les contaminer avec le VIH au moyen d’un couteau maculé de son sang si ces derniers ne lui versaient pas d’argent.

Effectivement, Dizel Abad c’est le terminus du monde

Le 9 avril 2007, ma condamnation à cinq années de prison fut réduite à une peine de deux ans.  Pendant ces deux années, je fus à deux reprises transféré au centre de détention du Ministère des renseignements de la place Naft (Kermanshah) en raison de  nouveaux dossiers à charges montés contre moi de toutes pièces.

Le 12 juin (pour une durée d’un mois) et le 15 novembre (pour une durée de presque trois mois), je fus détenu en isolation complète dans une cellule de confinement du Ministère des renseignements et confronté à des tortures psychologiques et physiques au delà de l’imaginable.

Poussé à bout par mes interrogateurs, je fis une tentative pour mettre fin à mes jours la nuit de la fête d’Eyd e Ghadir (fête religieuse musulmane chiite) en avalant des morceaux de verre du plafonnier de ma cellule.

Le 7 Janvier 2008, des officiels du Ministère des renseignements me conduisirent à la morgue de Kermanshah. Je restais abasourdi lorsque ces derniers me « montrèrent » le cadavre criblé de balles d’un mes amis connu pour son appartenance au parti PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan, un mouvement de résistance armée kurde en Iran). Ce dernier était tombé sous les balles des Gardiens de la Révolution sous les yeux de sa sœur et de l’enfant de celle-ci. Toujours sous les yeux de sa sœur, les GR l’avaient achevé en lui collant une dernière balle dans la tête (alors qu’il était déjà à terre) afin de « s’assurer » qu’il était bien mort. Son cadavre à partir du nombril était comme je l’ai dit, déchiqueté par les balles. On distinguait encore très clairement plusieurs impacts de balles au niveau de son estomac. Vous pouvez imaginer la torture mentale que ce fut de voir le cadavre d’un ami ainsi mutilé. Par dessus tout, j’étais abasourdi par la cruauté avec laquelle son cadavre était traité.

Les prisonniers politiques détenus à l’intérieur de la section de quarantaine étaient particulièrement isolés car les autres les menaçaient s’ils s’adressaient à eux d’une quelconque façon. Afin de garder un œil sur les prisonniers politiques, les gardiens avaient confié à certains prisonniers de droit commun la tâche d’ « espionner » les prisonniers politiques et de leur rapporter ce que ces derniers faisaient en particulier s’il leur arrivait de discuter de politique. Les prisonniers qui acceptaient d’espionner leurs camarades  politiques recevaient en échange des avantages en nature tels que des cigarettes, des téléphones portables et des permissions.

Les prisonniers politiques dénoncés par leurs co-détenus étaient immédiatement convoqués et menacés par les hautes instances de la prison qui se chargeaient ensuite de faire un rapport au Ministère des renseignements.

C’est en fonction de ces « rapports » que les renseignements accordaient (ou pas) les permissions aux prisonniers.

Dans cette section, des dizaines de prisonniers condamnés à la perpétuité et habituellement interdits de permissions, se voyaient pourtant accorder cet avantage facilement.

En revanche, pour les prisonniers politiques, les permissions étaient accordées au compte-goutte et les autorités faisaient tout pour les affaiblir psychologiquement afin qu’ils renoncent par eux-mêmes à demander ce droit.

A titre d’exemple, un prisonnier politique condamné à six mois de prison pour un motif de « propagande contre le régime » qui souhaitait obtenir une permission devait effectuer un nombre incalculable de démarches auprès du procureur qui finalement s’en remettait au Ministère des renseignements. Cela pouvait donc durer plusieurs années. Pendant ce temps, les prisonniers dangereux se voyaient accorder des permissions sans difficultés.

Les prisonniers politiques étaient si isolés à Dizel Abad que beaucoup tombaient dans le piège  de la drogue tendu par les autres prisonniers expérimentés.

Un après-midi, alors que je faisais quelques pas dans la cour réservée à la promenade des prisonniers, un des gardiens me fit venir à côté de lui.  Il désigna du doigt un prisonnier menotté et me dit: « Tu le vois ce pauvre type là-bas? C’est Peyman Khanjari, un prisonnier politique. Il est devenu accro à la came ici en taule. Il est opiomane et deale à l’intérieur même de la prison. C’est le sort que nous réservons aux prisonniers politiques à Dizel Abad. Nous les torturons tellement qu’ils en perdent la raison et tombent tous dans la drogue. Ils deviennent littéralement des loques. Lui aussi était comme toi avant. Un idéaliste et un utopiste. A un moment, il tenta même de participer à des mutineries avec d’autres prisonniers politiques. »  Ce gardien s’exprimait ainsi avec la plus grande fierté et sans une once d’humanité ou de remords. (Peyman Khanjari est mort à Dizel Abad dans le courant de l’année 2009 des suites de son addiction à la drogue. Ses proches avaient été condamnés à l’exil forcé à l’autre bout du pays et ne purent assister à ses funérailles).

Encore une fois, le pire pour les prisonniers politiques, ce n’était pas les gardiens. Les humiliations les plus pénibles venaient, comme je l’ai déjà dit, des prisonniers de droit commun.

Un jour, lors d’un interrogatoire au Ministère des renseignements de Kermanshah, mon interrogateur me demanda si on pratiquait encore le « sous le lit » à Dizel Abad.

« Sous le lit » est une métaphore pour désigner une réalité particulièrement terrifiante: le viol « sous le lit » de jeunes prisonniers politiques par leurs co-détenus prisonniers de droit commun.

Il est évident que cette « question » de la part de mon interrogateur était une menace à peine voilée.

Au cours de l’hiver 2007, un jeune étudiant du nom de Ali S. arriva à Dizel Abad. Ce jeune homme avait été condamné à une peine de prison suite à un homicide involontaire causé par un accident de voiture. Il fut aussitôt transféré en section de quarantaine dès son arrivée. Hélas, comme ce dernier était toxicomane, sa famille ne fit aucun effort pour le faire libérer. Au contraire, ces derniers, pensant sans doute que l’environnement insoutenable de la prison aiderait leur fils à devenir clean, firent tout pour le maintenir en détention.

Ali prenait du crack et dans un premier temps, nous le voyions beaucoup souffrir physiquement et moralement. Il réussit toutefois pendant plusieurs mois à arrêter totalement la drogue avant de replonger en raison des pressions physiques et morales mais surtout en raison de la libre circulation d’opium à l’intérieur de la prison.

Je voyais à quel point il était profondément déprimé et je tachais de l’aider du mieux possible notamment en essayant de le faire parler. Mais il me répondit simplement qu’il était fatigué de cette existence et qu’il voulait en finir. Or pour moi, aider une personne comme Ali à revenir à un semblant de vie normale était de loin la meilleure forme de résistance possible à Dizel Abad. Je continuais donc à veiller sur lui de loin, jour après jour.

Un jour vers midi alors que le déjeuner s’apprêtait à être servi au réfectoire et que les prisonniers se rassemblaient, j’allais de mon côté me promener dans le patio. En effet, en raison de maux d’estomac lancinants, il m’arrivait souvent de sauter certains repas. Alors que je faisais demi-tour pour retourner à l’intérieur du bâtiment, je tombais soudain nez à nez avec le corps d’Ali se balançant au bout d’une corde dans l’encadrement d’une porte. Il venait de tenter de mettre fin a ses jours. Paniqué, je me précipitais vers lui pour tenter de défaire la corde. Ali était encore en vie, il bougeait et émettait des soubresauts . Il me donna un coup sur la poitrine en m’implorant de le laisser mourir tranquille. Je me mis à hurler et appeler à l’aide. D’autres prisonniers arrivèrent et nous pûmes ensemble défaire la corde et sauver Ali.

Hélas, peu après, Ali fut transféré dans une autre section à la merci de détenus « expérimentés » où il subit humiliations et violences quotidiennes. Jusqu’à ce jour tragique où un groupe de prisonniers l’encerclement dans les toilettes et le violèrent à tour de rôle. Sa famille l’avait laissé derrière les barreaux dans l’espoir qu’il décroche de son addiction à la drogue mais hélas…

Effectivement, Dizel Abad c’est le terminus du monde.

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Porte de la prison de Kermanshah © Rebin RAHMANI

Un jour du mois de juin 2007, on nous annonça qu’une délégation issue d’un organisme international de défense des droits humains allait venir visiter la prison afin de rendre compte des conditions notamment sanitaires de détention. En prévision de cette visite, les hautes instances de la prison s’empressèrent de faire nettoyer les lieux afin de les rendre les plus présentables possibles. Une annonce faite au micro nous mis en garde. Nous n’avions plutôt pas intérêt à essayer de nous plaindre de nos conditions de détention à ces visiteurs sous peine d’être immédiatement transférés en section neuf. Un des gardiens nous prit à part moi ainsi que quatre autres prisonniers (irakiens et égyptiens) afin de nous avertir de nouveau. Si jamais nous avions l’audace d’essayer de communiquer avec ces gens, nous serions illico privés de coups de fils à nos familles.

La section de quarantaine comportait deux étages. Au 1er étage, se trouvaient les prisonniers condamnés par des tribunaux « ordinaires » et au rez-de-chaussée, les prisonniers condamnés par des tribunaux dits  « révolutionnaires ». Le jour de la visite de la délégation des observateurs étrangers, tous les prisonniers furent  regroupés au rez-de-chaussée, le 1er étage étant en travaux. Nous étions tous derrière une baie vitrée et nous apercevions distinctement la déléguation nous observer derrière la vitre. Soudain un des prisonniers sous méthadone commença à s’agiter, à taper contre la vitre et à hurler qu’il devait absolument  parler avec une des membres de la délégation (il désignait distinctement une femme d’âge mûr). Le directeur de la prison demanda aux gardiens présents de le faire taire mais en vain. L’observatrice demanda à son traducteur de lui retranscrire les propos du prisonnier agité. Ce dernier avait été privé de méthadone pendant deux jours ce qui avait eu pour effet de lui faire « péter un câble ». A cause du manque, il en était venu à s’auto-mutiler. Une fois la délégation repartie, il fut immédiatement transféré en section neuf comme prévu. La raison invoquée? Trouble à l’ordre public.

A peu près au même moment, deux autres prisonniers nous rejoignirent (les prisonniers Al Qaeda et moi) en quarantaine. Farhad et Mohamad avaient été condamnés pour vol. Ils  étaient tous les deux toxicomanes et sous méthadone. Tout deux étaient atteints du Sida et particulièrement dangereux. Ils avaient été expédié en quarantaine suite à des bagarres répétées avec d’autres prisonniers dans la section huit.

Tous les prisonniers condamnés pour des motifs de trafic de stupéfiants devaient, à leur retour de permission, passer au moins une semaine en section de quarantaine avant de retourner dans les autres sections. Ces prisonniers profitaient de ces sorties temporaires pour ramener de la drogue à l’intérieur de la prison et passaient par Farhad et Mohammad pour revendre la came aux détenus en manque et épurer ainsi la marchandise. Farhad et Mohamad (atteints du Sida rappelons-le,) utilisaient une de leur propre seringue souillée pour injecter de la drogue aux prisonniers nouveaux venus et en manque. Voir ces deux hommes contaminer volontairement leurs malheureux co-détenus en manque (et qui bien entendu ignoraient tout du statut HIV de leurs « camarades ») fut l’une des tortures les plus insoutenables de ma vie.

Un matin, un prisonnier nouveau venu et sérieusement en manque péta littéralement les plombs devant nous. Il se saisit d’un couteau pointu et menaça de contaminer tout le monde si on ne lui donnait pas immédiatement sa dose. Il alla jusqu’à se taillader le bras en hurlant:  « J’ai le Sida, je vais TOUS vous contaminer si vous ne me filez pas un peu d’héroïne! »

Je parvins finalement à informer un gardien qui appela aussitôt des renforts. D’autres gardes déboulèrent en section de quarantaine et après plusieurs heures de lutte acharnée, réussirent à emmener ce prisonnier dangereux et sérieusement blessé hors de la section de quarantaine.

Plusieurs fois, alors que j’essayais d’alerter les gardiens sur le risque que représentaient ces prisonniers, je ne reçus pour seule réponse: « Si tu n’es pas content ici, on peut te transférer en section neuf. »

L’officier Kakaei était l’un des tortionnaires les plus zélés de la prison. Cette brute épaisse se faisait un point d’honneur à inspecter personnellement et jour après jour, chacune des sections. Un matin, et en la présence de deux cent autres prisonniers, il s’en prit violemment à un détenu occupé à jouer (tout seul) à un jeu d’adresse apparemment interdit. Il commença d’abord à le frapper brutalement puis lorsque ce détenu tenta de protester et se défendre, il le fit transférer manu-militari dans la cour par les gardiens. Le calvaire de ce malheureux détenu ne faisait que commencer. Dans la cour, Kakaei le força à se déshabiller et après l’avoir aspergé d’eau, il se mît à le tabasser à l’aide de sa matraque.

C’est ce même officier, qui, lorsque je demandais à être transféré dans une autre section que celle de quarantaine, me répondit:  « Toi tu aurais dû être pendu en principe. Maintenant, tu oses réclamer ton transfert dans une autre section? »

Pendant mes deux années de détention et en raison de la nourriture exécrable de la prison constituée essentiellement de boîtes de conserve de poisson, je commençais à souffrir de violents maux d’estomac, de troubles de la digestion et d’anémie au point de perdre plusieurs fois connaissance.

A l’infirmerie de la prison, on ne nous donnait que des antalgiques courants comme du paracetamol, de l’Ibuprofene et autres analgésiques courants et évidemment non adaptés à nos maux.

Après tout, à Dizel Abad, il n’y a que des drogués et les toxicos ne méritent pas de soins médicaux. Quelques anti-douleurs suffisent. C’était du moins la façon de penser des instances supérieures de la prison.

Je souffrais également de terribles maux dentaires, d’aphtes et de caries à répétition. Les listes d’attente pour voir un dentiste étaient interminables. Lorsque mon tour arriva enfin, le dentiste, eut pitié de moi lorsqu’il apprit que j’étais un prisonnier politique.

Il m’expliqua que ses instruments dentaires ne répondaient pas aux normes d’hygiène et de sécurité et présentaient un grand risque en raison de la présence de patients HIV. Il réussit à me convaincre que supporter la douleur était préférable à un risque de contamination par le virus du Sida.

Plus d’une fois, alors que la douleur était insoutenable, je demandais l’autorisation de pouvoir consulter (à mes frais) un dentiste dans un cabinet privé extérieur à la prison mais mes demandes furent toujours refusées. Je songeais souvent à aller malgré tout voir le dentiste de la prison afin qu’il arrache ces dents qui me faisaient tant souffrir.

Mais je pensais chaque fois aux risques et à mon avenir une fois libre. Et je renonçais.

Eh oui, Dizel Abad est le terminus du monde. L’endroit où le mot « humanité » ne veut plus rien dire.

La prison de Dizel Abad était non insalubre et inhumaine, elle était également surpeuplée. C’est pourquoi à deux reprises, les instances supérieures de la prison décidèrent d’accorder une amnistie générale à tous les prisonniers proches de la libération (à qui il restait moins de 6 mois à purger). Chacune des deux fois, je figurais sur la liste des prisonniers pouvant bénéficier d’une amnistie.

Pourtant chacune de ces deux fois (et en dépit de la présence de mes proches venus me chercher), l’amnistie fut rejetée  au dernier moment par le bureau des renseignements. Parce que j’étais un prisonnier politique, je n’eus jamais droit à aucune permission, encore moins une amnistie. J’effectuais ma peine jusqu’à son dernier jour qui fut un vendredi.

Parmi toutes les scènes terrifiantes auxquels j’assistais pendant ces deux années, la plus déchirante fut celle de l’amputation de la main d’un homme d’une quarantaine d’années à l’intérieur de la prison. Ce dernier avait été condamné pour plusieurs vols à la tire dans des échoppes de Kermanshah. Étant multi récidiviste, il avait fini par être condamné à l’amputation d’une main. Sa peine fut exécutée et il fut ensuite transféré pour une heure en quarantaine. Être obligé de regarder ce malheureux avec désormais le moignon qui lui servait de main etait un calvaire.

Et tout ça simplement pour quelques vols commis par un malheureux qui n’avait strictement aucun espoir de trouver du travail dans la région.  Je me souviens avoir essayé de lui dire quelques mots afin d’apaiser sa souffrance. Je me souviens aussi de sa réponse: « A ton avis, une fois sorti d’ici, qu’est que je pourrais bien faire d’autre à part recommencer à voler? »

J’eus une dernière fois l’occasion de le croiser dans la cour de la prison environ un mois avant ma libération. Il avait de nouveau été arrêté toujours pour la même raison. Mais cette fois-ci, je ne trouvais rien à lui dire.

Un prisonnier du nom de Vahid K arrêté à la suite de plus de cent vingt affaires de vol et de racket était à la tête d’une bande de trafiquants de drogue à l’intérieur de la prison. Ces petites frappes semaient la terreur partout à Dizel Abad. Vahid et sa bande faisaient circuler de la drogue dans les différentes sections et celui qui avait le malheur de protester, courait le risque de se voir attaqué par Vahid et sa clique de voyous parfois armés de couteaux.

Les instances dirigeantes de la prison n’ignoraient bien sûr rien de la situation mais fermaient les yeux. Vahid considérait ce silence comme un feu vert pour se comporter en véritable dictateur. Les autres membres de sa bande qui étaient à ses ordres « envoyaient » parfois les prisonniers les plus jeunes dans la cellule de Vahid afin d’y être violés.

Je vis plus d’une fois de mes yeux des gardiens de la prison lui apporter des boîtes de cigarettes (pourtant strictement interdites dans toute la prison). Vahid et sa bande se chargeaient ensuite de les revendre aux autres prisonniers.

Il suffisait à Vahid de « passer commande » depuis sa cellule et la came lui était livrée depuis l’extérieur de la prison. Les petites mains de sa bande se chargeaient de repartir la marchandise en nombre égal dans des sachets en plastique afin d’être plus tard revendus aux prisonniers partis en permission.

Avant de conclure, il me semble opportun de mentionner ceci. Il faut savoir que l’antenne du Ministère des renseignements de Kermanshah a pris l’habitude d’utiliser les prisonniers politiques kurdes comme « appâts » pour piéger les rebelles de la résistance armée kurde qui se battent contre le régime de Téhéran. La province de Kermanshah étant frontalière avec la province autonome du Kurdistan irakien (Irak du Nord) beaucoup de Kermanshahis en raison de la pauvreté extrême et du chômage galopant dans la région, n’ont pas d’autre choix que de rejoindre les réseaux de trafiquants d’armes entre les Kurdistans irakiens et iraniens. Lorsqu’ils sont arrêtés, ces derniers sont en général condamnés à des peines très lourdes dépassant les cinq années d’emprisonnement (sans permission). C’est à ce moment précis que le Ministère des renseignements intervient. Il n’hésite pas à proposer à ces prisonniers de « collaborer » avec les autorités pour piéger les insurgés kurdes dans les montagnes. En échange, des permissions (parfois de plusieurs mois) sont accordées. Beaucoup de prisonniers politiques kurdes acceptèrent à contrecoeur ce sinistre marché contre leur propre peuple car c’était le seul moyen pour eux de soutenir leurs familles dans le besoin.

Plusieurs soldats de service à Dizel Abad tentèrent de mettre fin à leurs jours et plusieurs autres furent pris « la main dans le sac » en train d’introduire de la drogue dans la prison (à la demande de Vahid entre autres). Ils furent sévèrement châtiés pour cela.

© Rebin RAHMANI

© Rebin RAHMANI

En achevant de lire ces lignes, certains lecteurs penseront qu’il ne s’agit que d’un cauchemar purement imaginé. Et pourtant, rien de tout cela n’est imaginaire. Ce n’est qu’une petite partie des terribles réalités de la prison Dizel Abad de Kermanshah. Une prison où les pressions psychologiques exercées sur les prisonniers sont si fortes que très peu d’entres eux n’oseront évoquer même à demi-mot leur calvaire.