Portrait. Sharareh Mehboudi, journaliste et militante iranienne 

« Si je retourne en Iran, je serai emprisonnée, sous un simulacre de système judiciaire, et torturée »

Dotée d’un sourire franc et aux cheveux couleur magenta, Sharareh Mehboudi est une reporter indépendante, activiste et chercheuse iranienne, réfugiée en France depuis mars 2023. Désormais hébergée à la Maison des journalistes, elle revient pour l’Œil de la MDJ sur son parcours éclectique, ainsi que sur la répression des droits civils et sociaux en Iran. 

Sharareh Mehboudi est une femme aux multiples facettes : reporter, activiste, chercheuse universitaire, blogueuse, rien ne semble l’arrêter. Fondatrice du site irandigitalnomad, où elle documente depuis 2015 ses combats, Sharareh s’est érigée en véritable opposante du régime des Mollahs et à l’autoritarisme avec le soutien de la population iranienne. Aujourd’hui, son blog relaie les informations de journalistes sur place et couvre la résistance civile iranienne sur Paris.

La journaliste garde un doux sourire durant tout l’entretien, parlant un français courant, qu’elle a pourtant commencé à apprendre moins d’un an plus tôt. Elle explique que depuis plus de dix ans, elle s’est engagée « en Iran dans le milieu journalistique en faveur d’une diffusion libre des informations et pour la défense des droits de l’Homme », et plus particulièrement dans la protection des droits des femmes. « J’étais et je suis l’une des activistes de la campagne de lutte contre les crimes d’honneur en Iran, et de la campagne s’opposant au port obligatoire du voile. »

Sur son blog, elle poste des photos d’elle sans hijab et relate l’actualité sur les droits des femmes de son pays, ainsi que des communautés kurdes. Une activité qui a manqué de venir à bout de la reporter, contrainte à l’exil.

Sharareh durant son voyage en Turquie, à Istanbul.

Une journaliste-activiste habituée aux arrestations sommaires

Depuis dix ans donc, Sharareh a documenté son combat et ses protestations, ainsi que travaillé pour de nombreux journaux iraniens et occidentaux : Iran Intl, VOA News, Iran Global, Akhbar-Rooz, Tribune Zamaneh, Stop Honor killings, News Gooya ou encore Le Figaro. Elle traite les sujets de tous les domaines : politique, économique, culturel, sociétal, droit des femmes et des kurdes… La journaliste ne se refuse aucun sujet, malgré les menaces et la répression qu’elle subit dès 2011. 

« En novembre 2011, j’ai été emmenée dans les locaux de l’Ershad (Bureau de police de charia), rue Wozara à Téhéran. J’y suis restée trois jours car je ne pouvais pas payer la caution. Lors des interrogatoires, j’ai été torturée par les agents des services de sécurité : ils m’ont insulté, tabassé, donné des coups de pieds et des violentes gifles. » 

Courageuse, Sharareh refuse de signer des excuses et la promesse officielle qu’elle ne s’attaquera plus à certains sujets, notamment sur la communauté kurde. « Les violences ont continué. J’ai été blessée et suivie par un médecin pour cela mais je n’ai jamais pu être soignée. »

Cet épisode n’arrête pas la reporter et activiste, bien au contraire. Elle entame entre 2016 et 2019 un grand voyage en Iran : l’objectif, se balader libre et sans hijab dans les rues et sur les sites historiques. Durant 3 ans, Sharareh se prendra en photo tête nue dans tout le pays, défiant le port du voile obligatoire. 

Et dès 2016, « j’ai publié une photo de moi non voilée lors de la célébration de la mémoire de Cyrus le Grand. Cette photo a été par la suite largement relayé dans les médias étrangers. J’accompagnais souvent cette photographie d’articles critiquant l’obligation du port du voile. La publication d’une de mes premières photos sans voile obligatoire sur Internet m’a valu d’être virée de mon poste de directrice pédagogique d’un centre de conseil Moshaverin. »

Par la suite, « j’ai été la cible de menaces des Services de sécurité iraniens et ai subi de nombreuses pressions de leur part. Je recevais en permanence des appels anonymes des agents des services de sécurité, me menaçant d’arrestation et même de mort. Leur objectif était de me réduire au silence et de me pousser à renoncer à mes activités de militante. »

La communauté kurde, ligne rouge du régime des Mollahs

Un voyage peuplé d’embûches, mais durant lequel Sharareh rencontre un fort soutien de la population. Les civils ne lui font pas de remarques, alors que les services de sécurité n’hésitent pas à la terroriser. 

Qu’à cela ne tienne, Sharareh continue de documenter son aventure ainsi que la vie des Iraniens et des Kurdes qu’elle rencontre. « En 2019, je me suis rendue au Kurdistan afin de préparer un reportage sur la situation des kolbars qui s’y trouvent. À l’issue de mon travail, je me suis rendue à Chiraz dans le sud de l’Iran pour voir mes proches, en novembre de la même année. »

Une période sensible pour le pays, qui entre à l’époque dans une révolte contre le régime des Mollahs, violemment réprimée. En 2019, le pays connaît une période d’inflation extraordinaire, ruinant la population. Le 15 novembre, des manifestations géantes éclatent dans le pays, conduisant à la mort de 140 civils et à 7 000 arrestations, avant que le régime ne coupe l’accès à Internet à la population. 

« Je vivais à ce moment-là à Téhéran mais j’ai participé aux manifestations de Chiraz », nous explique Sharareh de sa douce voix. « Après quelques jours, je suis retournée à Téhéran pour assurer ma sécurité car le risque que l’on m’identifie à Chiraz était trop important. » Trop tard cependant, car une photo d’elle sans hijab dans la ville se met à circuler sur tous les médias persans. Sa visibilité explose et d’autres Iraniennes suivent son mouvement. 

Sharareh tête nue à Chiraz, en 2016.

Une notoriété qui n’est pas sans funeste conséquence : elle fait dorénavant l’objet d’une violente campagne de harcèlement en ligne, où elle est régulièrement menacée de mort. À son retour à Téhéran, sa vie bascule.

Alors qu’elle rentrait chez elle, Sharareh aperçoit la porte de son domicile enfoncée, avec des individus à l’intérieur, appartenant aux services de sécurité. « Ils ont saccagé le mobilier et ont emporté avec eux mon téléphone professionnel ainsi que mon ordinateur portable. Il contenait tous mes documents confidentiels y compris mes reportages d’investigation, mes écrits, les vidéos des manifestations ainsi que mes échanges avec des activistes des droits de l’Homme à l’étranger. »

Dès lors, Sharareh comprend que « [son] arrestation et [mon] emprisonnement étaient inéluctables. Le risque était d’autant plus important qu’à l’issue du soulèvement de novembre, la répression des services de sécurité s’est considérablement intensifiée. J’ai décidé de partir directement d’Iran vers Istanbul à la fin de l’année 2019. »

« Ils m’ont dit qu’ils m’enlèveraient et me rapatrieraient en Iran »

« À Istanbul, j’ai rejoint des amis journalistes et reporters. Ma famille m’a informé qu’une convocation au tribunal était parvenue à mon domicile à Téhéran. De même, le tribunal a contacté ma famille et a menacé ces derniers pour que je me rende au ministère des Renseignements. Je ne connaissais pas la raison de ma convocation mais je ne souhaitais pas prendre le risque de subir toute forme d’interrogatoire ou d’arrestation arbitraire. »

Le mauvais sort ne cesse d’accabler Sharareh, qui s’installe en Turquie juste avant l’annonce du confinement du fait de la pandémie. « Je ne pouvais plus retourner en Iran et mon séjour irrégulier à Istanbul s’avérait compliqué. J’ai alors effectué une démarche en ligne afin d’obtenir un visa de touriste d’une durée d’un an avec une autorisation de travail. J’ai pu le renouveler deux fois pour une durée totale de trois ans. »

C’est durant cette période que Sharareh se met à travailler pour plus de médias occidentaux, parfois sous couvert d’anonymat : Voice of America, Iran International, Tribune Zamaneh, la journaliste ne lésine pas. Elle poursuit par ailleurs son travail d’activiste, en participant à des rassemblements iraniens à Istanbul, notamment en septembre 2022, après le meurtre de Mahsa Jina Amini. Tuée le 16 septembre 2022, date d’anniversaire de Sharareh, Mahsa a durablement marqué les mémoires des Iraniens et de la communauté

« Des photos et des vidéos de ma personne en train de scander des slogans tels que « Femme, Vie, Liberté » et de brûler un voile ont été relayées dans les médias iraniens et turcs. J’ai notamment collaboré avec Le Figaro dans le cadre de la réalisation de nombreux reportages et d’interviews avec les manifestants et opposants en Iran. Ces activités ont été à l’origine d’une reprise des menaces et des appels anonymes à travers les réseaux sociaux et sur WhatsApp. »

Malgré les changements récurrents de numéro de téléphone, les agents des services de sécurité continuent de la harceler et de la traquer. « Ils m’ont dit qu’ils m’enlèveraient et me rapatrieraient en Iran. Ils connaissaient mon adresse postale. Ils pouvaient m’appeler deux à trois fois par semaine ou plusieurs fois dans la même journée. Je me suis recluse chez moi, inquiète de l’effectivité des menaces de mort et de viol. »

Elle demeure néanmoins quatre ans à Istanbul et continue son travail de correspondante étrangère pour plusieurs journaux occidentaux. « En octobre 2022, j’ai également subi une cyberattaque sur irandigitalnomad.com. J’ai perdu les articles que j’avais écrit sur des sujets féministes iraniens et droits de l’Homme, ainsi que la partie graphique de mon site », déplore-t-elle avec douleur. 

Des campagnes de harcèlement en ligne, des menaces quotidiennes et des cyberattaques qui lui font craindre pour sa sécurité à Istanbul. Il n’y a plus d’autres choix que de fuir dans un pays « tiers et lointain », où le régime des Mollahs ne pourrait pas l’atteindre. « Ainsi, j’ai adressé une demande de visa à l’Ambassade de France en Turquie. Ils m’ont proposé de me remettre un visa talent afin que je puisse entrer sur le territoire français et déposer ma demande d’asile, avec la recommandation de Reporters sans frontières. »

« Lorsque j’ai dû déménager à Istanbul, puis en France, ma plus grande crainte et ma plus grande inquiétude étaient de perdre mon indépendance en tant que journaliste. Ma vie a été détruite deux fois parce que j’écrivais et disais la vérité. J’ai dû laisser mon chat à Istanbul pour immigrer en France », témoigne-t-elle avec douleur.

« Avec l’aide d’organisations comme RSF et la MDJ, et avec l’aide de journalistes indépendants comme Delfin Minoui, je suis une journaliste indépendant parrainé par l’Union européenne. Aujourd’hui, je suis un journaliste indépendant parrainé par la Maison des journalistes. S’il n’y avait pas de MDJ, la vie en exil serait plus difficile pour moi. » Des partenaires que Sharareh tient à remercier chaleureusement, lui ayant permis de se sentir plus en sécurité.

Depuis, Sharareh Mehboudi poursuit sa lutte à Paris. Ayant fait l’objet d’un procès par contumace en Iran, dont l’accusation a été formée selon les informations recueillies sur son ordinateur. « Si je retourne en Iran, je serai emprisonnée, sous un simulacre de système judiciaire, et torturée », affirme-t-elle. Alors, elle prolonge la lutte pour ses sœurs iraniennes et pour elle-même, malgré la haine qu’elle subit.

Grâce à la Maison des journalistes, Sharareh a pu bénéficier d’un accompagnement sur le plan administratif, et profiter des cours de français qui y sont dispensés. « Faire la connaissance de journalistes d’autres pays qui ont été contraints d’émigrer en raison de la liberté d’expression est pour moi intéressant et inspirant », précise-t-elle.

« J’aimerais beaucoup publier en français mon livre, qui est une biographie de 20 combattantes iraniennes, et pouvoir poursuivre ma carrière de journaliste dans les médias francophones. Comme vous le savez, plus de 100 journalistes sont emprisonnés en Iran. En raison du manque de liberté d’expression en Iran, je peux publier la vérité sur les événements actuels de mon pays avec Le Figaro. »

Elle continue par ailleurs d’alimenter son blog, Irandigitalnomad, et de travailler avec des médias iraniens indépendants. Elle souhaite également publier son livre en français, récit de la lutte et de la résistance civile des femmes iraniennes. « Je souhaite rester journaliste pour le reste de ma vie et travailler sur les droits de l’homme, les droits des femmes et l’information. Et pouvoir aider les journalistes indépendants dans les pays dictatoriaux », rappelle-t-elle avec fermeté. « Et après la victoire du peuple iranien, je retournerai dans mon pays pour ouvrir une Maison des journalistes en Iran et consolider la liberté d’expression. »

Maud Baheng Daizey

Mortaza Behboudi, reporter de guerre : “tous les médias doivent s’assurer que les pigistes sont en sécurité”

Emprisonné plus de 280 jours dans de multiples prisons de la capitale afghane, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi est de retour en France. Innocenté sur les accusations d’espionnage qui le visaient, il a été libéré le 18 octobre 2023 après 10 mois de prison. Ancien journaliste de la MDJ, il  livre un retour d’expérience pour l’Œil à destination des jeunes reporters de guerre.

La nécessité d’une meilleure prise en charge des reporters 

Dans notre article précédent, nous avions évoqué les conditions de détention de Mortaza à Kaboul, ainsi que l’isolement des journalistes sur les zones de conflit. Ces derniers sont souvent livrés à eux-mêmes sur le terrain, sans assurance ou protection d’un média.

« En tant que journaliste indépendant, j’ai été sur plusieurs terrains difficiles : pays en guerre, camps de réfugiés » où il a côtoyé de nombreux confrères et consœurs pigistes. « Ils sont très précaires car ils n’ont pas d’assurance. Nous avons des commandes avec des médias, mais pas forcément de contrat », ce qui exclut une protection. 

« Très souvent, notre bulletin de salaire est notre contrat. Avant cela, sur le terrain, nous devons avancer les frais et notre matériel. Il faut alors travailler pour plusieurs médias afin de couvrir nos frais sur place : logement, transports, fixeur… Il est capital d’avoir plusieurs commandes pour partager les frais entre les médias, car aucun ne prendra l’intégralité en charge. »

Pour obtenir sa libération, rédactions, associations et proches remuent ciel et terre durant des mois. Le journaliste a pu compter sur sa femme Aleksandra, dont les immenses efforts ont fini par payer. « Aleksandra était en contact permanent avec les rédactions françaises. Lorsque je n’ai plus donné signe de vie, elle a appelé tous les médias avec lesquels je travaillais à l’époque, ainsi que RSF. »

Car « lorsqu’un journaliste est arrêté, c’est la rédaction pour laquelle il travaillait à ce moment-là qu’il faut contacter, et non tous les médias pour lesquels il effectue des commandes. Mais sans assurance, il est très difficile de s’équiper et de se protéger. »

Mais tous les journaux français ne disposent pas des mêmes moyens ni de la même expérience du front. Ainsi, France 24 a mis en place une formation « reportage zone dangereuse »,  en partenariat avec l’INA. Sous l’égide du directeur de la sûreté à France Médias Monde, Jean-Christophe Gérard, les journalistes et techniciens de reportage apprennent à évaluer les risques sur le terrain, et s’entraînent aux techniques de premiers secours et de protection. D’une durée de six jours, la formation a pour objectif de « réduire les risques, mieux organiser ses déplacements » et développer un comportement adapté « en cas d’enlèvement ou d’arrestation arbitraire. »

« Les grands médias comme France Télévisions peuvent et savent en permanence où nous sommes. Les autres journaux en revanche ne nous suivent pas forcément, et ne disposent pas tous d’une équipe de sécurité. Mais ils sont aussi moins spécialisés dans le reportage de guerre », tempère Mortaza, pour qui des mesures s’imposent néanmoins. 

Il est en effet indispensable que « tous les médias s’assurent que le ou la pigiste est en sécurité », peu importe leur taille. « Le journaliste devrait signer son contrat avant de partir, les risques sont bien trop grands sans. Nous partons généralement avec notre propre matériel et nous ne possédons pas tous des gilets pare-balles ou des casques. » 

Nombreux sont les journalistes qui empruntent du matériel à RSF pour assurer leur protection. « Il faut aussi que les médias généralisent la surveillance de notre IME, notre numéro d’identification mobile, qui permet de connaître notre position GPS en temps réel. »

« Vous ne pouvez pas connaître le terrain sans les journalistes locaux »

Toutes ces informations et mesures de sécurité, Mortaza les a intégrées au fil de son expérience sur le terrain. Mais depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, des centaines de jeunes reporters peu ou prou expérimentés se sont précipités pour couvrir l’actualité du front. Ils se sont très vite retrouvés démunis pour une grande partie d’entre eux, s’étant lancés dans l’aventure sans l’aval d’une rédaction et sans équipement de protection.

« Aujourd’hui, les jeunes reporters doivent en faire plus pour leur sécurité. Premièrement, il est vital de trouver un bon fixeur. Si je veux aller faire un reportage sur les Houthis au Yémen, c’est lui qui dénichera des Houthis à interviewer, qui planifiera les trajets, organisera les rencontres… Il faut lui vouer une entière confiance », explique le journaliste. 

« Deuxièmement, lorsqu’on part sur de tels terrains, il faut lire et communiquer avec les médias et journalistes locaux. Vous ne pouvez pas apprendre à connaître le terrain sans eux », tranche Mortaza d’un ton ferme. Grâce à ces journalistes, les étrangers savent ainsi où aller, quelles zones éviter et quel angle choisir pour leur reportage. 

« Soyez connectés avec eux et votre fixeur, ces échanges sont primordiaux. » Cela peut permettre d’éviter de terribles erreurs, comme ramener du matériel interdit (un drone, une caméra spéciale…) sur une zone sensible et se faire arrêter. « Enfin, il faut également avoir bien étudié le pays en amont, surtout si l’on veut faire un reportage de qualité. Le travail journalistique réside dans l’étude du terrain et le temps passé dessus, dans les rencontres avec la population locale afin de rendre compte de leur réalité. Quand un pays est en conflit, ce dernier a besoin de ses journalistes, c’est d’abord à eux de travailler sur leur pays natal. »

Si Mortaza ne tient plus à raconter en détail sa longue épreuve dans les geôles de Kaboul, il demeure toutefois très attaché à sa vocation : le journalisme. Pour lui, un seul mot d’ordre, aller de l’avant. « Les talibans m’ont interdit d’aller dans les manifestations » où il avait l’habitude d’interroger les Afghans, « mais pas de travailler avec les médias étrangers. Je me vois continuer de faire des reportages dans mon pays, notamment pour parler de la crise humanitaire. Je veux continuer de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. » Un courage sans faille pour un reporter d’exception.

Maud Baheng Daizey

Mortaza Behboudi, reporter franco-afghan : en prison, « on m’a fait avouer des crimes que je n’ai pas commis » 

Emprisonné plus de 280 jours dans de multiples prisons de la capitale afghane, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi est de retour en France. Innocenté sur les accusations d’espionnage qui le visaient, il a été libéré le 18 octobre 2023 après 10 mois de prison. Ancien journaliste de la MDJ, il a accepté de témoigner pour l’Œil sur ses conditions de détention.

Il était détenu à la prison de Kaboul depuis le 7 janvier 2023. 284 jours plus tard, Mortaza Behboudi retrouve enfin la liberté. Journaliste depuis 2012, Mortaza Behboudi a travaillé pour plusieurs médias en Afghanistan. En France, il a collaboré et collabore avec les plus grands médias nationaux, tels que France Télévisions, Radio France, Libération ou encore TF1. 

Rendre compte de la réalité des talibans

Il avait dû fuir l’Afghanistan en 2015 après une tentative de reportage sur le marché de l’opium dans le sud de l’Afghanistan et sur sa ville natale, dans la province de Wardak. Il a obtenu un visa par l’ambassade de France à Kaboul et il a été accueilli à la Maison des Journalistes fin 2015.

Rien n’arrête cependant le jeune homme, qui retourne régulièrement dans son pays natal pour y témoigner de l’actualité. « En mai 2021, juste avant la chute de Kaboul, je suis resté trois mois. J’y suis retourné le 15 août avec France Télévisions pour aider les grandes chaînes occidentales. J’étais à la fois caméraman et fixeur. Nous avons fait une vingtaine d’aller-retour en Afghanistan depuis la prise de pouvoir, et j’ai travaillé pour une quinzaine de médias : France Télévisions, Radio France, TF1, Arte… Nous avons même reçu le prix Varenne et le prix Bayeux pour notre série de reportages « À travers l’Afghanistan, sous les Talibans » publié sur Mediapart. »

Lorsque le gouvernement chute et que les Etats-Unis ordonnent leur repli militaire en août 2021, Mortaza n’hésite pas une seconde et s’empare de sa caméra. « Je me suis dit que l’on avait cruellement besoin de journalistes locaux pour mieux informer sur la situation afghane », nous explique-t-il d’une voix assurée, soutenant notre regard. « Bien sûr, beaucoup de journalistes occidentaux y sont allés pour leurs reportages, mais ces derniers n’éclairaient pas vraiment la réalité des talibans. » 

Arrêté en plein reportage et accusé d’espionnage

« Il a été arrêté non pas en tant que journaliste, mais parce qu’il a des relations directes avec des opposants à notre régime », avait déclaré Zabihullah Mujahid, le porte-parole des talibans au pouvoir, dans un reportage de France Télévisions diffusé en juillet 2023. Pourtant, il avait été interpellé aux abords de l’université de Kaboul par un agent taliban en civil le 5 janvier, alors qu’il interrogeait de jeunes Afghanes avec son micro et sa caméra. 

Il explique être parti « afin de tourner plusieurs sujets pour Libération, France Télévisions et Radio France. Deux jours après mon arrivée, j’ai été arrêté au moment où je prenais en photo des étudiantes qui souhaitaient passer leur thèse, mais pour qui les études sont dorénavant interdites. » Emmené au bureau des services de renseignements, il sera emprisonné pendant dix mois dans quatre prisons de Kaboul, enfer qu’il relatera sur Mediapart. 

« Là-bas, j’y ai croisé quatre à six journalistes locaux et nationaux, notamment dans la prison de Shash-darak des services de renseignements des talibans où j’ai passé sept mois. Il y avait surtout des journalistes issus de la télévision : présentateurs, têtes d’affiche des chaînes télévisées locales, surtout du nord du pays. La plupart sont emprisonnés depuis des mois sans que leur famille ne soit informée de leur détention. » 

Des journalistes incarcérés aux côtés de membres de Daesh

Mortaza et son équipe en plein reportage.  © Mortaza Behboudi

« A Kaboul, une fois qu’on est incarcérés, personne n’est prévenu : c’est à la famille de faire ses propres recherches et d’envoyer des lettres au ministère de l’Intérieur et au central du renseignement. Il faut ensuite payer des gens pour obtenir une localisation précise. Quelques journalistes m’ont demandé si j’avais croisé certains de leurs proches dans les autres prisons. Ces dernières constituent les pires endroits d’enfermement dans le monde », affirme-t-il en balayant du plat de la main toute objection. L’espace d’un bref instant, Mortaza se plonge dans un souvenir douloureux, sans toutefois perdre le fil de son récit. 

« Nous y sommes torturés, nous ne voyons pas le ciel et n’avons accès à aucun service médical ou à un médecin. Nous sommes régulièrement maltraités et humiliés, surtout dans la prison du renseignement et de sécurité maximale, Shash-darak. » Là-bas, plus de 1 200 prisonniers politiques croupissent dans des cellules exiguës. Tous sont mélangés : politiciens, journalistes, activistes, membres de Daesh… Des bagarres éclatent souvent entre les détenus, faute de véritable surveillance de la part des gardiens.

Plus que la violence, le manque d’informations de l’extérieur ronge le moral des prisonniers. « Si vous voulez voir vos proches, il faut pouvoir payer. Si vous arrivez à obtenir une autorisation, vous aurez droit à une visite de 3 à 4 minutes, une fois par semaine et derrière des vitres blindées, de votre famille. » 

« Malheureusement, il n’y a pas d’organe de jugement ou de tribunal pour ces prisons. On ne connaît même pas les chefs d’inculpation qui ont conduit à notre emprisonnement. Nous ne savons même pas où nous serons transférés ni qui est en charge de notre dossier. »

Si Mortaza n’a pas vu le ciel durant dix mois, les cellules se sont enchaînées sans qu’il ne puisse rien contrôler. Déplacé à plusieurs reprises, il se remémore la confusion qui régnait au sein des prisonniers. « Je suis resté dix jours dans la première prison des renseignements, puis plus d’un mois dans la seconde, sept mois dans la troisième, et le reste du temps dans la quatrième. J’étais tout le temps soumis à des interrogatoires, afin de me faire avouer des crimes que je n’ai pas commis. » 

« Les sept premiers mois, je n’ai eu aucun contact avec l’extérieur. Je n’avais le droit à rien en tant que prisonnier politique, même pas à un stylo et à un morceau de papier. Lorsque j’étais dans la prison des services de renseignements, il n’y avait pas d’accès au téléphone et aucun droit de visite. » 

« Après mon transfert à la prison de sécurité maximale de Pul-e-Charkhi, j’ai pu appeler pour la première fois ma famille sur le téléphone public de la prison. » Pul-e-Charkhi est la plus grande prison du pays, surnommée « le Guantanamo afghan. » 

« J’ai donc contacté ma mère et ma femme pour les prévenir que j’étais vivant. Sur place, nous avons pu avoir des visites d’amis une fois toutes les deux semaines, ce qui reste dangereux : les visiteurs étaient surveillés sur leur trajet et dans leur ville. »

Des négociations difficilement réalisables avec les talibans

Malgré son isolement total, Mortaza n’est pas seul : à l’autre bout du monde, rédactions, associations et proches remuent ciel et terre pour le retrouver. Le journaliste a pu compter sur sa femme Aleksandra, dont les immenses efforts ont fini par payer. « Aleksandra était en contact permanent avec les rédactions françaises. Lorsque je n’ai plus donné signe de vie, elle a appelé tous les médias avec lesquels je travaillais à l’époque, ainsi que RSF. »

Une libération complexe à réaliser, car la France n’est plus présente en Afghanistan depuis la prise de pouvoir des talibans en août 2021. Les tentatives de négociations se sont faites à Doha, au Qatar, mais en vain. Le 6 février 2023, Reporters sans frontières avait indiqué dans un communiqué de presse avoir « épuisé toutes ses ressources » pour libérer Mortaza, bien qu’il ait réussi à « établir un canal de communication » avec les talibans.

« Personne n’a négocié pour mon cas », explique Mortaza. « Tout est passé par un juge taliban qui m’a forcé à avouer des choses pour me faire libérer. Toutes les charges ont été abandonnées, mais il m’a fait dire que mes reportages sur les talibans étaient soi-disant négatifs, ce qui expliquerait selon le juge les dix mois d’emprisonnement. » Une solitude qui impacte durement Mortaza, qui aurait pu rester enfermé de longues années. 

Maud Baheng Daizey

En Afghanistan, les talibans répandent encore et toujours la peur auprès des journalistes

Depuis le retour au pouvoir des talibans en août 2021 en Afghanistan, la liberté de la presse est quasi inexistante. Les médias sont sous l’étroite surveillance et le contrôle permanent de la milice talibane. Entre censure médiatique, persécutions, emprisonnements, tortures et assassinats de journalistes, le gouvernement a mis en place un véritable règne de la terreur qui traque les journalistes et les professionnels des médias pour les réduire au silence. Retour sur l’état de la liberté de la presse en Afghanistan deux ans après le retour au pouvoir des talibans

Le 15 août 2021, les talibans prenaient le contrôle de l’Afghanistan. Apparu pour la première fois en 1994, le mouvement taliban prône un retour à l’islam pur (proche de celui existant au temps du prophète), et s’appuie sur une interprétation extrémiste de la loi divine aussi appelée la charia.

Le 27 septembre 1996, les talibans s’emparent de Kaboul et prennent le contrôle du pays pour la première fois, où ils font régner la peur et imposent des lois strictes. Le théâtre, la musique, le sport et la télévision sont interdits. Les femmes sont privées d’éducation et n’ont plus le droit de travailler. Les exécutions publiques font partie du quotidien.

Mais les attentats du 11 septembre 2001 réveillent la colère des Etats-Unis, marquant le début de la guerre d’Afghanistan. Le 13 novembre 2001, les soldats américains, aidés par l’Alliance du Nord, libèrent Kaboul, la capitale afghane. Le régime taliban s’écroule après cinq ans de terreur.

Le 1er mai 2021, les Etats-Unis annoncent officiellement le retrait de leurs derniers soldats présents sur le sol afghan, et les talibans ne tardent pas à s’emparer du pouvoir pour la deuxième fois. 

À leur retour au pouvoir en août 2021, ils avaient pour objectif de séduire les médias et de faire oublier le souvenir de leur premier régime (1996-2001). Ils se sont ainsi montrés souriant, posant pour des selfies, mangeant des glaces, répondant à une interview télévisée avec une femme journaliste, ou encore faisant des tours d’autos tamponneuses et de manège dans un parc d’attractions à Kaboul.

Alors qu’ils avaient déclaré vouloir faire partie de la communauté internationale, évoqué un « gouvernement inclusif », et promis que « les droits des minorités et de tous les citoyens seront garantis par le système à venir », le gouvernement mène une politique de répression médiatique qui ne laisse aucune chance de survie à la liberté de la presse

Les autorités multiplient les menaces envers les médias, qu’elles considèrent comme des « ennemis » du régime en vigueur. Interdictions de travailler, arrestations, emprisonnements, tortures, et assassinats de journalistes se succèdent en Afghanistan.

Lorsqu’ils accèdent au pouvoir en 2021, les talibans établissent 11 règles à respecter pour les journalistes. Parmi elles, on retrouve l’interdiction de diffuser des sujets contraires à l’islam et celle de critiquer le gouvernement, de près ou de loin.

Être journaliste en Afghanistan, un métier de tous les dangers

En Afghanistan, les journalistes risquant des accusations « d’immoralité ou de conduite contraire aux valeurs de la société ». De nombreux journalistes sont traqués par la milice talibane et sont forcés de se cacher ou de prendre la fuite.

Certains journalistes afghans formulent des demandes d’asile ou de visa, mais ces requêtes peuvent être des procédures longues et incertaines. Des centaines d’entre eux ont fui l’Afghanistan et se sont rendus en Iran et au Pakistan dans l’espoir d’y obtenir un visa pour un pays sûr, comme la France. 

En ce qui concerne les journalistes étrangers, il est difficile de se rendre en Afghanistan, notamment en raison de la difficulté à obtenir un visa.

L’ambassade de France en Afghanistan étant fermée, « le respect des droits fondamentaux et la sécurité des personnes ne sont pas assurés » en cas d’arrestation ou de détention, comme l’indique le site internet du Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères. 

Selon les derniers chiffres datant de 2022, plus de 60 % des journalistes ont perdu leur emploi. Près de 40 % des médias afghans ont disparu. La presse écrite est entièrement contrôlée par le gouvernement et c’est environ la moitié des radios qui ont cessé leurs activités.

Les journalistes femmes ont quasiment disparu du paysage médiatique afghan: plus de 80 % d’entre elles n’ont plus de travail. Dans 15 des 34 provinces du pays, il n’y a plus aucune femme journaliste en activité.

L’Afghanistan occupe la 156e place sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse de RSF en 2022. Le pays était passé de la 150e place (en 2012) à la 122e place (en 2021). 

Dès les premières semaines qui ont suivi leur prise de pouvoir, les autorités se sont attaquées aux journalistes. L’assassinat de Dawa Khan Menapal, ex-journaliste et ancien porte-parole adjoint du président afghan Ashraf Ghani, marqua le début d’une longue série d’assassinats et de violences envers les journalistes.

Dawa Khan Menapal, figure emblématique des médias à Kaboul, n’hésitait pas à critiquer le gouvernement à travers les réseaux sociaux. Il a été assassiné par la milice talibane lors de la prière du vendredi, le 6 août 2021. Quelques jours avant lui, Fazal Mohammad, un policier qui publiait des vidéos humoristiques sur internet, a également été tué par les talibans suite à ses commentaires en ligne.

En septembre 2021, les journalistes Taqi Daryabi et Nematullah Naqdi ont été tabassés par les autorités. Les deux hommes couvraient une manifestation de femmes pour défendre leurs droits à travailler et étudier à Kaboul. Ils ont été arrêtés puis violemment frappés à coups de bâtons, de câbles, et de tuyaux

Les journalistes Taqi Daryabi et Nematullah Naqdi tabassés et frappés avec des câbles par les talibans le 8 septembre 2021. WAKIL KOHSAR VIA GETTY IMAGES

Le 1er décembre 2022, les talibans avaient annoncé avoir interdit deux grands médias présents dans le pays, The Voice of America et Radio Azadi, la branche afghane de Radio Free Europe/Radio Liberty. Leurs sites internet respectifs avaient été suspendus. 

Depuis le 1er janvier 2023, deux journalistes ont été tués en Afghanistan, et cinq ont été emprisonnés.

Le 14 février 2023, les autorités ont organisé une descente dans les locaux de la chaîne de télévision afghane, Tamadon TV, où le personnel a été violemment agressé.

Reporters sans frontières (RSF) a réagi et leur a demandé de libérer les journalistes et de respecter la liberté d’informer. Ce n’est pas la première fois que les talibans ciblent les chaînes de télévision ou de radio.

En effet, le 12 février 2023, la seule radio pour femmes qui diffusait des programmes éducatifs destinés aux filles, Radio Sahar, a elle aussi reçu l’interdiction d’émettre.

Le 11 mars 2023, une explosion à la bombe a tué un agent de sécurité et fait huit blessés dont cinq journalistes afghans lors d’une cérémonie en l’honneur de la  « Journée nationale des journalistes » à Mazar-I-Sharif, dans le nord de l’Afghanistan. 

Entre 2022 et 2023, plusieurs journalistes ont été arrêtés sur le sol afghan: Mohammad Yaar Majroh, reporter de ToloNews, l’une des principales chaînes de télévision du pays, Khairullah Parhar, de la chaîne de radio et télévision Enikass, ou encore Mortaza Behboudi, reporter franco-afghan dont l’arrestation a été largement médiatisée.


Le 7 janvier dernier, Mortaza Behboudi, âgé de 29 ans, a ainsi été interpellé par une patrouille de combattants avant d’être accusé d’espionnage, puis placé en détention. Sa femme, Reporters sans frontières (RSF) et de nombreux médias français tels que France 2, Mediapart, Libération, Arte, ou encore Radio France (pour lesquels il a travaillé) se sont mobilisés et réclament toujours sa libération de prison à ce jour.

La Maison des Journalistes se tient également aux côtés de Mortaza Behboudi.

Sous les talibans, les journalistes vivent dans la peur, un quotidien synonyme de censure et de persécutions. Certains se cachent, d’autres tentent de trouver refuge ailleurs. Force est de constater que la répression médiatique n’est pas prête de s’arrêter au vu des récents événements.

La fin de l’espoir pour les journalistes afghans ?

Alors que l’actualité en Ukraine et en Iran accapare l’attention des médias, les journalistes afghans ayant fui au Pakistan après la chute de Kaboul espèrent toujours un visa occidental qui les mettrait tout à fait hors de danger. Or d’après un récent règlement pakistanais, certains pourraient être renvoyés aux mains des talibans à partir du 31 décembre.

Le mois d’août 2022 a donné l’occasion à nombre d’organisations de journalistes de faire un bilan pour la presse de la gouvernance talibane. Du fait de la censure et de la fermeture de près de 220 médias sur 547, « 60% des 12000 journalistes exerçant avant août 2021 ont cessé leur activité », précise Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans Frontières (RSF)… Et des centaines, parce que leur profession est parmi les plus exposées à des représailles, ont fui le pays.

Le journaliste afghan Ramazan réfugié en France continue de recevoir des menaces de la part des talibans sur son téléphone. Il a longtemps documentés les violences talibanes sur la population gazara, et était visé depuis de longues années par les talibans.

Depuis août 2021, la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a reçu près de 9000 demandes d’aide. Le groupe de travail « Afghanistan » créé par le Syndicat national des journalistes (SNJ) dès le 15 août 2021 a quant à lui demandé au ministère français des Affaires étrangères l’évacuation urgente de centaines d’entre eux. Et de fait, près de 250 journalistes ont été accueillis en France avec leurs familles.

Mais quid des autres ? Marzia Khodabakhsh, 27 ans, était productrice de l’information à la télévision Ariana News, média aujourd’hui contrôlé par les talibans. « Mon employeur m’avait depuis longtemps fourni une voiture blindée, parce que j’avais reçu des menaces de mort, et il changeait souvent mon
planning pour que les talibans ne repèrent pas mes horaires.
» Elle a fui au Pakistan en février 2022, et a demandé un rendez-vous à l’ambassade de France dès son arrivée. « Je n’ai même pas reçu de réponse à mon mail », témoigne-t-elle, angoissée par le silence des autorités françaises.

Lors d’une rencontre, fin octobre 2022, au ministère français des Affaires étrangères (MAE), Nicola Edge, une militante du SNJ a de fait cru sentir un désengagement des autorités françaises sur le dossier afghan. « Ils nous ont dit “Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a aussi l’Ukraine », raconte-t-elle, dépitée, ajoutant que le SNJ avait évoqué les très longs délais d’attente de rendez-vous auprès des ambassades de France au Pakistan et en Iran. Les journalistes afghans auraient plutôt besoin que les pays qui en août 2021 avaient fait de grandes annonces sur la nécessité de sauver les défenseurs des valeurs démocratiques et la liberté de la presse déploient plus de moyens pour leur venir en aide.

Or, nombre de journalistes au Pakistan n’ont, comme Marzia Khodabakhsh, même pas eu de réponse à une demande de rendez-vous envoyée il y a six à dix mois. Et ceux qui ont eu le précieux rendez-vous attendent aussi leur visa, tandis que leur situation économique se détériore. « Certains sont dans une extrême précarité, sans ressource aucune, témoigne Nicola Edge. Il y a des femmes seules à la rue au Pakistan, si démunies que quelques-unes ont fait des tentatives de suicide. Elles campent dans des parcs et ont vu leurs tentes lacérées par la police pakistanaise. »

Samiullah Jahesh, 33 ans, un autre journaliste d’Ariana News, est arrivé au Pakistan en janvier 2022 avec sa femme et son fils de trois ans. Il a pu déposer sa demande de visa à l’ambassade de France le 28 juin et n’a pas reçu de réponse. « Je suis acculé financièrement, j’ai épuisé toutes les possibilités d’emprunt auprès de ma famille et de mes amis, le loyer, l’électricité coûtent cher, et le Pakistan ne nous permet pas de travailler. » D’autres témoignent qu’ils rationnent le pain sec et ne mangent plus à leur faim.


Des menaces continues

Mais Samiullah Jahesh craint surtout pour sa vie. Depuis qu’il est à Islamabad, il a reçu des menaces de mort via WhatsApp, et a changé trois fois de domicile afin « de ne pas être repéré par des Pachtouns du Pakistan qui pourraient indiquer ma localisation aux talibans ». Ces messages inquiétants sont le quotidien des journalistes. Marzia Khodabakhsh en a reçu aussi. « Dans un message vocal, un taliban me disait “Où que tu sois, on te trouvera et on te découpera en morceaux”. Ma situation psychologique et morale s’est détériorée, j’ai très peur », dit-elle la voix tremblante. Les menaces emploient aussi d’autres canaux.

Mohammad Eivaz Farhang, 33 ans, travaillait pour le quotidien Hasht-e sobh (« Huit heures du matin », en français) publié en ligne depuis l’étranger. Il s’est senti encore plus menacé lorsque les talibans ont fermé le domaine Internet du journal, et que le porte-parole de l’Émirat islamique d’Afghanistan, Mujahid Zabiullah, a tweeté pour dénoncer les « dizaines de nouvelles que nous entendons dans les médias occidentaux, et des journaux comme Hasht-e Sobh », en concluant: « notre peuple connaît les ennemis de cette nation ». Ces menaces directes ou voilées amplifient le sentiment de danger chez les journalistes, qui savent qu’ils ne sont pas les seuls à être désignés comme « ennemis de la nation » : les militants, artistes, politiciens, juges y ont droit aussi.

En attente d’un visa français depuis des mois à Islamabad, les journalistes afghans se réunissent souvent ensemble pour travailler ou faire avancer collectivement leurs dossiers.

Mais les journalistes connaissent le lourd tribut qu’ils ont payé dans l’exercice de leur profession : chacun a eu un ou plusieurs collègues tués par balles ou dans l’explosion de leur voiture, et un grand nombre connaît des troubles de stress post-traumatique… Retourner en Afghanistan n’est donc pas une option, mais rester au Pakistan non plus. « Se retrouver en exil dans un pays dans lequel le régime qu’on est en train de fuir a des correspondants, c’est-à-dire des gens qui peuvent exporter la répression, c’est extrêmement périlleux, et c’est le cas pour le Pakistan s’agissant des journalistes afghans, car on sait les liens étroits entre les talibans et ce pays », alerte Christophe Deloire, de RSF.


Un prochain visa pour l’enfer

Mais si les portes d’un autre exil restaient fermées aux journalistes, l’option « rester au Pakistan » leur sera aussi bientôt interdite. Le ministère pakistanais de l’Intérieur a en effet annoncé le 29 juillet dernier un durcissement de sa politique à l’égard des étrangers, indiquant qu’après le 31 décembre 2022, « des actions seront engagées contre les étrangers en séjour prolongé dépassant plus d’un an », et qu’une peine de trois ans pourra être prononcée pour les étrangers en séjour irrégulier. Ou l’expulsion.

« La durée de mon visa pakistanais est courte, s’alarme Samiullah Jahesh, et si l’ambassade de France ne me donne pas un visa rapidement, le Pakistan me renverra aux mains des talibans. Et vous savez ce que ceux-ci me feront », conclut le journaliste, qui se dit rongé par la tension morale.

D’une manière générale, tous les journalistes ayant dénoncé dans leurs reportages les actes terroristes des talibans sont exposés à des représailles. Et ce n’est pas le récent bilan de la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Unama), qui va pouvoir les rassurer, qui a déclaré le 2 novembre avoir enregistré « plus de 200 violations de droits humains à l’encontre des journalistes depuis août 2021 ». Des chiffres qui incluent « arrestations arbitraires, mauvais traitements, menaces et intimidations ».

« Du fait de cette date butoir pakistanaise, l’attente du SNJ lors de la dernière réunion au ministère français des Affaires étrangères était la délivrance en urgence de visas par la France, raconte Nicola Edge. Mais nos interlocuteurs ne semblaient pas vouloir prendre de mesure particulière. »


Sortir de l’impasse

Le 20 novembre, une vingtaine de journalistes afghans a donc envoyé une lettre au ministre français de l’Intérieur, Gérard Darmanin, lui demandant « d’accélérer le processus de délivrance de visas ». L’un d’eux, Tariq Peyman, qui a fui la ville d’Hérat avec sa femme également journaliste, n’a cependant qu’un maigre espoir que le président français « conformément à ses engagements, sauvera la vie des journalistes afghans en danger. »

« C’est pourtant la responsabilité des démocraties que de défendre ceux qui représentent la démocratie », déclare Christophe Deloire. Mais il invite aussi le Pakistan à exercer ses propres responsabilités. « Quels que soient ses liens avec le régime des talibans, ce pays se déshonorerait à renvoyer des journalistes dans un pays qu’ils ont fui parce qu’ils étaient en danger. »

Du côté du groupe Afghanistan du SNJ, on sent que la tension monte chez les journalistes. « Certains nous écrivent tous les jours, ils n’en peuvent plus », témoigne Nicola Edge. Elle rappelle que notre pays a évacué environ 4000 Afghans depuis la chute de Kaboul, tandis que l’Allemagne en accueillait 15000 et que ce même pays vient de lancer un programme qui prévoit 1000 évacuations par mois pendant trois ans. « On aurait aimé que la France engage un programme de ce genre », regrette pour sa part Patrick Kamenka, du SNJ-CGT.

« Si on n’aide pas les journalistes afghans, une génération complète disparaît avec les compétences qu’elle a développées depuis vingt ans », relève Elyaas Ehsas, un reporter afghan en exil en France. « L’avenir du journalisme en Afghanistan, ironise-t-il, est-ce un groupe de talibans paradant sur un plateau télé ? » Il ajoute: « Toutes ces puissances qui ont occupé l’Afghanistan pour, selon leurs dires, y instaurer la démocratie, pour aider la société civile à s’organiser, vont-elles abandonner à leur sort ceux qui ont fait vivre ces valeurs pendant vingt ans, ceux qui portent la voix d’un peuple entier, privé pour l’heure de presse libre ? » Marzia Khodabakhsh, Samiullah Jahesh et leurs collègues attendent désespérément à Islamabad une réponse à ces questions.

Frédérique Le Brun, avec Elyaas Ehsas.

SYRIE. La difficile intégration des citoyens-journalistes dans l’industrie des médias

Depuis 2011, les jeunes Syriens se sont lancés dans le journalisme pour documenter eux-mêmes le conflit dans leur pays. Formés au bout de quelques années par plusieurs médias syriens indépendants tel Syria Direct et des organismes internationaux, ils sont par la suite devenus des journalistes aguerris. Pour eux, être journaliste rime avec activiste. Retour sur dix ans de lutte pour la liberté de la presse avec Manar Rachwani, journaliste Syrien qui est né dans la ville de Hama dans les années 1970.

Si Manar a passé quelques années à Hama, il a vécu la majeure partie de son enfance en Jordanie dans les années 1980. Le « massacre de Hama » en 1982 a durablement traumatisé le jeune garçon de l’époque et sa famille. Ordonné par l’ancien président Hafez el-Assad (père de Bachar el-Assad, actuel président) pour saper la rébellion des Frères musulmans, des milliers de personnes dans la ville ont été assassinées de la main des forces de sécurité et des Frères musulmans.

La famille Rachwani n’a survécu que par miracle, se réfugiant en Jordanie la même année. Manar n’a jamais revu sa patrie depuis ce tragique épisode, mais n’a jamais abandonné l’idée d’y retourner un jour. Fier de son éducation et de ses multiples diplômes en sciences humaines et sociales, il est devenu un chercheur et un journaliste expérimenté. En Jordanie, il a été chroniqueur pour le quotidien al-Arat (“Demain“) entre 2004 et 2017.

Loin de vouloir s’arrêter là, Manar est consacré rédacteur en chef de Syria Direct à partir de 2019, toujours en Jordanie. Syria Direct ayant été poussé à l’exil par le gouvernement syrien, le site d’information fonctionnait depuis Amman, capitale jordanienne. « Comme vous le savez, la moitié de la population syrienne est déplacée dans le pays », explique-t-il prestement.

« Et un quart de la population s’est réfugiée dans les pays les plus proches (Turquie, Liban, Egypte, Irak), tandis que d’autres ont décidé de partir en Europe. Les médias vivent la même chose. » Il a lui-même été obligé de fuir à nouveau, lorsque les services secrets de Jordanie ont enquêté sur lui pour son travail.

L’homme a trouvé refuge en France en octobre 2021. « Après avoir passé quelque temps à Paris, puis à Rennes et quelques jours à Saint-Malo, je suis revenu m’installer à la Maison des journalistes en janvier 2022. » Avec ses dents blanches et sa voix grave, Manar s’exprime au micro de la MDJ sur le journalisme citoyen en Syrie, ses origines et ses particularités.

Pas de rébellion sans information

« Pendant la révolution de mars 2011, j’étais en Jordanie. Au début, je savais que les citoyens-journalistes existaient et travaillaient en Syrie, car je les voyais dans les médias comme tout le monde. Puis, pendant la rébellion, j’ai eu la chance de travailler avec quelques-uns d’entre eux lorsque j’étais rédacteur en chef. En règle générale, les militants des médias sont la source première pour savoir ce qui se passe sur le terrain syrien. »

« Les médias officiels ne parlent pas de la révolution, mais les citoyens-journalistes le font. La liberté de la presse en Syrie était totalement inexistante jusqu’en 2011, il était impossible de savoir ce qu’il se passait réellement dans le pays. Lorsque le soulèvement a commencé, le gouvernement a dit qu’il ne s’agissait que de quelques protestations ici et là dans le pays. Grâce à ces citoyens, nous avons vu tout le contraire. » De quoi provoquer l’ire du régime, les cataloguant d’extrémistes diffusant de fausses informations et tuant le peuple. Les autres médias « contrôlés, possédés et dirigés par le gouvernement » étaient alors obligés de publier de la propagande et avaient l’interdiction de parler d’autre chose.

L’homme se considère néanmoins comme chanceux, puisqu’il a déménagé en Jordanie pour échapper à la violence, et encore plus d’avoir pu travailler comme journaliste pour des médias jordaniens. « La plupart des pays arabes n’acceptent pas les étrangers comme journalistes pour des raisons de sécurité, et la Jordanie en fait partie. Mais ils avaient cependant besoin d’hommes et de femmes qualifiés à l’époque et ont dû se résoudre à m’engager », raisonne-t-il avec un petit sourire amusé. Ce pourquoi il ne peut décemment se considérer comme citoyen-journaliste aujourd’hui, de par sa formation dans des journaux établis et des médias professionnels.

Une profession menacée tant par le régime que par les civils

Photo d’Alexander Andrews.

« Les journalistes n’étaient pas si militants au début, certains ont commencé à parler plus ouvertement après des semaines de conflit », explique Manar de sa voix posée. « Passé le choc, plusieurs journalistes des médias officiels ont fait défection au pouvoir. Mais avec la violence du régime de terreur imposé par le gouvernement, il était vraiment difficile d’y échapper. Pour certains, on ne peut pas parler de “médias” pour les désigner tant leur parole est dictée. »

Exemple parfait de la situation tendue, le directeur du média Al-Watan du secteur privé n’est autre que le propre cousin du président, Rami Malkhouf, affilié au régime el-Assad. « Même les journalistes du côté d’el-Assad sont menacés, torturés ou tués s’ils écrivent sur quelque chose qu’ils ne devraient pas, ou s’ils critiquent le gouvernement. »

Beaucoup ont été massacrés avec leur famille. Malheureusement, le régime n’est pas le seul à attenter à la vie des journalistes : les groupes terroristes restent une menace majeure pour eux. Quelques semaines auparavant, un militant des médias a été tué avec sa femme enceinte. Les suspects ont été identifiés mais n’ont jamais été poursuivis.

« En plus de ces ennemis, la polarisation de la population pousse les gens à mettre toutes leurs émotions dans leur travail et laisse le régime les diviser en groupes ethniques. Notre rôle de journaliste est aussi de façonner les mentalités en montrant l’union des citoyens, penser à l’avenir et les jeunes Syriens n’y sont pas encore. » 

Citoyens-journalistes ou journalistes ?

Pour lui, les citoyens-journalistes doivent être distingués des autres journalistes dans le monde : la première catégorie possède certes une expérience construite sur le terrain, mais ne bénéficie pas d’années de formation dans des « journaux bien établis », ce sont des autodidactes. « Je suis formé en tant que journaliste à suivre les normes professionnelles et à être indépendant. Notre façon d’écrire, de publier nos photos, de vérifier nos informations, tout est codifié. Les citoyens-journalistes en Syrie sont très émotifs dans leur travail parce qu’ils vivent les bombardements tous les jours », ce qui amène à avoir quelques intérêts personnels.

« Pourquoi les citoyens-journalistes ont-ils accepté de mettre leur vie en danger ? Parce qu’ils croient au peuple et à la rébellion, ils étaient déjà engagés », explique Manar. « C’est pour cela que nous devons faire attention à la manière dont nous collectons et vérifions les informations. »

Il insiste néanmoins sur l’importance du travail de ces personnes, comme pour le massacre de Hama en 1982 : « personne n’avait entendu parler de ce massacre avant la révélation par les journalistes. Bien sûr, les Syriens disaient que “quelque chose s’est passé à Hama” mais d’aucun ne pouvait dire avec certitude quoi exactement. Les pays occidentaux pensaient que 1 000 personnes avaient été assassinées : grâce à ces journalistes, nous savons maintenant qu’il y a eu au moins 25 000 personnes tuées. »

Mais après dix ans de révolution, ce type de journalisme est-il voué à disparaître ou perdurer ? Manar hésite les yeux dans le vague, jugeant la situation trop incertaine pour trancher. Le journalisme citoyen doit encore survivre à la guerre qui pourrait durer des années. Il espère que ce journalisme subsistera, car le monde « a besoin d’avoir quelqu’un sur le terrain dans des pays comme la Syrie et d’autres dictatures et de prouver que la rébellion a lieu. »

Professionnaliser et protéger les activistes des médias

Mais la guerre n’est pas la seule modalité à prendre en compte : la dictature, le terrorisme, la pauvreté et les journalistes eux-mêmes pourraient faire disparaître ce courant révolutionnaire. « En Syrie, il y a deux types de médias : ceux installés à l’intérieur de la Syrie, les autres depuis des pays étrangers, en exil. Partout en Syrie, les médias sont contrôlés par le régime même s’ils se disent indépendants. Ceux qui opèrent hors de Syrie (par exemple en Turquie, en Jordanie ou en France) sont plus difficilement indépendants. Après tout, ils ont toujours besoin de l’argent étranger pour continuer à tourner. »

« En Syrie, la polarisation est très forte, la guerre maintient tout le monde dans la pauvreté et il n’y a pas d’exception pour les médias qui vivent grâce aux fonds internationaux. Dans cette situation, ils ne peuvent pas être indépendants et neutres. Être indépendant, ce n’est pas seulement par rapport au régime, mais aussi par rapport aux donateurs. »

Enfin, d’autres journalistes « professionnels » ont tendance à critiquer et à sous-estimer le travail des Syriens afin de s’en dissocier. « Les gens remettent en question l’utilité des citoyens-journalistes, en disant qu’ils ne sont que des activistes médiatiques. Lorsqu’un citoyen-journaliste essaie de travailler pour un média, il est souvent mal vu car il n’a pas d’expérience dans les “vraies” rédactions. » Un fossé de plus entre ces journalistes et la population, alors que leur travail reste vital dans le pays.

Pour Manar, si les citoyens-journalistes ont besoin de renforcer leurs compétences professionnelles, « leur travail pour les médias libres reste sous-estimé et est devenu le travail des sans-emploi. Ce n’est pas tout à fait vrai ! Nous ne pouvons pas rejeter le travail de tous ces militants des médias, mais nous ne pouvons pas non plus lui faire confiance dans son intégralité. Ils mettent leur vie en danger pour nous et pour la Syrie et nous devons leur accorder une certaine confiance. »

Maud Baheng Daizey

Iran : les femmes, « l’avant-garde de la révolution » nationale

Près de trois mois après le début de la révolte populaire iranienne, le régime théocratique a décidé de mettre fin à la police des mœurs, présente sur le territoire depuis 2005. Les images des manifestations historiques continuent de faire le tour du monde, transmises par les journalistes et les citoyens. L’Iranienne Massoumeh Raouf, ancienne journaliste et ex-prisonnière politique du régime des mollahs, revient pour l’Oeil de la MDJ sur l’influence cruciale des femmes sur les manifestations d’aujourd’hui, ainsi que celle, plus ténue, de l’Occident sur le gouvernement iranien.

Massoumeh Raouf a été arrêtée en septembre 1981 dans la rue. Pourquoi ? Elle était soupçonnée d’être sympathisante des Moudjahidines du peuple d’Iran par le régime, une accusation passible de torture et de mort, mais quotidienne dans le pays à cette époque. L’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran brave avec les armes le régime depuis près de 50 ans, et est devenu un courant politique et historique incontournable d’Iran. Massoumeh ne reverra jamais son frère, Ahmad Raouf, emprisonné la même année pour être un membre actif de l’Organisation, mais parviendra à contacter ses anciens compagnons de cellule afin de raconter son histoire.

Lors de son arrestation, « le guide suprême du régime Khomeini avait donné carte blanche à ses agents. Mon soi-disant “procès” n’a duré que dix minutes et le tout – sans avocat ni juge – a été bouclé en un rien de temps par un seul mollah, appelé “juge de la charia”. Sans aucun droit à la défense, j’ai été condamnée à 20 ans de prison. J’avais 20 ans. » 

Incarcérée, Massoumeh s’évade en 1982 et devient un membre actif de la révolution à venir. Elle rejoint la France en juin 1985, pays dans lequel elle vit encore aujourd’hui et continue de militer pour la libération de l’Iran. Elle collabore également avec Conseil National de Résistance iranienne depuis les années 80, Conseil fonctionnant comme un gouvernement depuis l’étranger. Mais en 1988 un nouveau drame vient endeuiller son avenir, celui de l’exécution de son frère de 24 ans, à l’instar des 30.000 prisonniers politiques iraniens cette année-là. Trente ans plus tard, toujours profondément marquée par sa disparition, Massoumeh lui rendra hommage en 2018 à travers la bande-dessinée « Un petit prince au pays des mollahs », relatant le parcours de son cadet et publiée en France.

Engagée dans la « Campagne du mouvement pour la justice en faveur des victimes du massacre de 1988 », l’écrivaine se bat depuis de longues années pour faire traduire en justice les auteurs des crimes contre l’humanité qui ont été commis et qui sont commis en Iran en toute impunité. 

Dans son dernier livre « Évasion de la prison d’Iran », paru aux Éditions Balland en février 2022, elle relate son parcours engagé et son évasion d’une prison de haute sécurité en 1982. Elle y décrit également la situation explosive en Iran et la révolution à venir. Les événements qui chamboulent la République islamique depuis le 16 septembre 2022, jour de la mort de Mahsa Amini, prouvent la justesse de ses propos. Retour sur des manifestations explosives et un régime liberticide.

La vie des journalistes iraniens en danger

Depuis le début des mobilisations, les journalistes iraniens font face à une augmentation des arrestations de leurs confrères et consœurs. L’écrivaine nous assure que « les journalistes risquent leur vie pour porter la voix du peuple, beaucoup ont été arrêtés ou sont simplement portés disparus. » Le 16 septembre 2022, jour de l’arrestation de la kurde Mahsa Amini pour avoir laissé dépasser une mèche de cheveux de son voile islamique, deux journalistes iraniennes décident de couvrir l’évènement. Niloofar Hamedi (journal Shargh) et Elahe Mohammadi travaillent toutes les deux à Téhéran et se sont rendues à l’hôpital Kasra de la capitale, où Mahsa Amini était soignée après sa détention par la police des mœurs.

« Plus tard dans la journée, et à peu près au moment de la mort d’Amini, Hamedi a tweeté une photo des parents d’Amini en train de pleurer à l’hôpital. Cette image s’est rapidement propagée avec les reportages d’Hamedi sur la mort d’Amini », donnant naissance à des manifestations nationales extraordinaires.

Malheureusement, Hamedia été arrêtée par les forces de sécurité le 21 septembre. Selon le journal Shargh, deux autres reporter et photographe de ses locaux ont été arrêtés. Ils sont aujourd’hui détenus à la tristement célèbre prison d’Evine. « Il n’y a pas de liberté d’expression en Iran, même pour les journalistes dans des médias officiels. Pour tout rapport et information qui ne plaisent pas au gouvernement et au guide suprême, arrestation, prison et torture les attendent. »

Les femmes, figure de proue de la révolution iranienne

Si le peuple soutient aisément les femmes journalistes (en particulier les jeunes générations prônant l’égalité des sexes), « le régime et ses agents sont misogynes et réactionnaires. Les femmes ont été les principales cibles de l’oppression et de la discrimination du régime », mais elles ont développé des armes et une grande résistance en accumulant des années d’expérience. Les Iraniennes « ont également appris par expérience que leurs droits ne se concrétiseront pas tant que ce régime sera en place », ce pourquoi elles battent le pavé, soutenues et saluées par la communauté internationale. « Elles sont organisées, inspirées, pleines d’abnégation et prêtes à apporter des changements fondamentaux », martèle Massoumeh Raouf.

« Les femmes iraniennes sont l’avant-garde et la force du changement et vont renverser ce régime, (…) le courage des femmes et des jeunes dans les rues de l’Iran a émerveillé tout le monde », se réjouit notre intervenante. « Malgré la répression, des rassemblements continuent de se tenir quotidiennement dans les universités du pays, des manifestations ont lieu dans diverses provinces, des raffineries sont en grève, des lycéennes et des collégiennes se photographient défiant le régime. Dans les universités, dans les rues et sur les tombes de martyre, ils crient : « jurons sur le sang de nos amis de résister jusqu’au bout. »

« La nouvelle génération, cauchemar du régime »

Autre signe révélateur de la résolution des manifestants, leurs slogans : “Mort à Khamenei !” “Mort à l’oppresseur, qu’il s’agisse du Chah ou du guide [suprême] !” “Liberté, liberté, liberté !” “Mort au principe du velayate faqih [pouvoir clérical absolu] !” Les Iraniens n’avaient pas osé s’exprimer en ces termes depuis plusieurs décennies. L’exemplaire organisation de leur mobilisation est à mettre en exergue pour l’écrivaine iranienne. « Malgré la répression, les unités de résistance de l’Organisation des moudjahiddines du peuple iranien (OMPI) continuent de se développer dans tout le pays », explique-t-elle au micro de l’Œil de la MDJ. « Leurs activités comprennent la conduite de protestations populaires et la destruction des symboles de répression du régime. Ces unités, essentiellement composées de jeunes de la nouvelle génération, filles et garçons, sont le cauchemar du régime », se réjouit Massoumeh Raouf.

« Les femmes et les jeunes iraniens font progresser le mouvement de protestation chaque jour et chaque heure, malgré une répression massive et brutale, au prix de leur vie, de leur santé et de leur liberté. Ils endurent la torture et diverses formes de mauvais traitements, y compris des viols répétés, dans des prisons sales et surpeuplées, sans nourriture suffisante et avec des contacts limités avec leurs familles. » L’écrivaine revient également sur la violence de la répression à même les rues, arguant que « des agents agressent sexuellement des jeunes femmes dans les rues, d’autres en civil enlèvent des manifestants en plein jour. D’autres encore kidnappent des étudiants dans leur dortoir au beau milieu de la nuit, tandis que certains mobilisés sont battus jusqu’à ce qu’ils se rendent. » Mais rien n’arrête pour autant les citoyens, dont la plupart n’ont plus rien à perdre.

Une photo d’Hadi Yazdi Aznaveh.

Une situation que Massoumeh Raouf a elle-même vécu et qu’elle a relaté dans ses livres. Elle affirme avoir voulu écrire non pas pour « simplement faire une œuvre littéraire », mais parce que cela « faisait partie de ma lutte pour la justice et pour attirer l’attention du public sur la terrible situation dans mon pays. Depuis deux mois, en plus de 600 manifestants tués, plus de 30 000 personnes ont été arrêtées et jetées en prison. Leur moyenne d’âge est de 20 ans et sont en majorité des étudiants, certains mineurs. Les détenus sont battus, parfois à mort, violés et torturés. » Les arrestations sont accompagnées de procès expéditifs et parfois des peines de mort.

Des emprisonnements aussi arbitraires que les libérations, comme ce fut le cas le soir du match Iran-Pays de Galles à la Coupe du Monde le 25 novembre dernier : suite à la victoire des Iraniens, les autorités avaient annoncé la libération de 700 manifestants.

Le 6 novembre 2022, le Parlement iranien vote un texte pour pousser la justice à appliquer la « loi du talion » envers les manifestants, à 227 voix pour contre 63. Dans un communiqué signé par la majorité des députés, ces derniers ont comparé les manifestants à l’Etat Islamique et les ont qualifiés « d’ennemis de Dieu » méritant la mort. De son côté, l’Autorité judiciaire iranienne a annoncé que des procès se tiendront pour les milliers de personnes arrêtées durant les manifestations. Neuf condamnations ont par ailleurs déjà été prononcées.

L’influence peu exploitée des Nations unies et de l’Occident

Les Iraniens ne sont pas obligés de se battre seuls pour leurs libertés, loin de là. Pour Massoumeh et les milliers de manifestants, le soutien de la communauté internationale est indispensable. 30 000 personnes risquent ainsi leur vie et « les Nations unies doivent prendre des mesures urgentes pour aller visiter les prisons du régime. Ils doivent renvoyer le dossier des violations des droits humains par ce régime devant le Conseil de sécurité de l’ONU et au Tribunal international spécial », et y inclure « le meurtre atroce d’une soixantaine d’enfants et adolescents par les pasdarans (NDLR : les gardiens de la Révolution) du guide suprême Ali Khamenei et le massacre de prisonniers politiques en Iran. »

Jamais le peuple iranien ne pourra bénéficier d’un élargissement de ses libertés sans un changement de régime. D’autres mesures doivent être prises pour aider les femmes à faire tomber le régime : « les femmes iraniennes ont besoin de la solidarité et du soutien du monde entier, de voir les ambassades du régime iranien fermer, les relations diplomatiques et économiques avec le régime rompues. Ce régime devrait être expulsé des Nations unies, il n’est pas représentant du peuple iranien. »

Pour Massoumeh, une alternative démocratique au régime théocratique existe : Maryam Radjavi, présidente du Conseil national de la Résistance Iranienne (CNRI). « Elle possède un programme politique déjà défini qui bénéficie d’une reconnaissance internationale. Le CNRI milite en faveur d’élections libres permettant au peuple iranien de se choisir des représentants politiques dignes, à l’opposé de la dictature religieuse que nous subissons. »

Maud Baheng Daizey