CHOKRI CHIHI, journaliste exilé : “J’ai été agressé, tabassé, giflé, menacé de mort par la police.”

Né à Tunis (Tunisie) le 29 avril 1983, Chokri Chihi grandit avec ses quatre frères au sein d’une famille modeste. S’il suit un master en droit international privé en 2006 à la faculté de Tunis, le journalisme apparaît rapidement comme une évidence pour Chokri : “Depuis petit, je suis bavard, je parle beaucoup, je participe aux débats. J’ai fait des études de droit, j’aurais pu être avocat, mais le journalisme s’est imposé à moi naturellement”.

Il débute sa carrière de journaliste en 2007 et travaille pour un hebdomadaire très connu en Tunisie, Akhbar Joumhouria. Chokri publie des articles sur les violences policières et la corruption dans les clubs de football tunisiens, qu’il condamne fermement. Passionné de sport, de documentaires et de faits divers, il se forme au journalisme d’investigation, journalisme sportif, et journalisme de guerre.

Depuis 2012, Chokri est aussi rédacteur en chef du journal électronique espacemanager.com (version arabe). Il se spécialise également dans la rédaction et création de documentaires au sein du centre Al Jazeera en 2014, où il travaillera en tant que journaliste d’investigation et assistant de production de documentaires jusqu’en 2018.

Un journaliste engagé dans le collimateur des autorités

En 2011, la “Révolution du jasmin” explose en Tunisie. S’il participe aux manifestations pour réclamer la chute du régime en tant que citoyen, Chokri couvre les événements en tant que journaliste.

Les policiers s’en prennent violemment aux manifestants et aux opposants politiques, et Chokri condamne ces actes en appelant à la démocratie. Il l’affirme fièrement : il est et a toujours été un fervent défenseur de la liberté d’expression, de la démocratie, et des droits de l’homme.

Chokri Chihi lors d’une manifestation en faveur de la liberté d’expression devant le siège du syndicat tunisien “Non aux agressions envers les journalistes” en 2018.

Mais les policiers n’apprécient pas le travail du journaliste qui publie des articles dans lesquels il dénonce les bavures policières. Il devient alors la cible de menaces, provocations, harcèlement, agressions et kidnappings de la part des policiers tunisiens.

C’est le début d’une longue série d’acharnement qui durera des années, jusqu’à son départ en 2022.

En 2018, la carrière de Chokri prend un nouveau tournant. L’affaire Omar Laabidi, un jeune tunisien de 19 ans mort par noyade après un match de foot, le poussera à fuir son pays, où il n’était plus en sécurité.

“Le 1er avril 2018, je couvrais un match de football quand une amie m’a appelé pour me dire qu’un jeune supporter s’était noyé dans la rivière à proximité du stade. Je me suis rendu sur place, plusieurs policiers étaient présents. Ils m’ont expliqué que le jeune s’était noyé à la suite d’une bagarre entre supporters de clubs rivaux, et qu’ils étaient à la recherche du cadavre disparu. J’ai décidé d’enquêter, et j’ai interviewé et enregistrer le récit d’un témoin, puis j’ai découvert que les policiers avaient poursuivi le jeune homme avec des matraques avant de le noyer, tandis qu’il implorait de l’aide. J’ai transmis l’enregistrement à une chaîne de télévision, et l’affaire est devenue publique. Les policiers voulaient ma peau. J’ai été agressé, tabassé, giflé, menacé de mort par la police. J’ai été kidnappé et sévèrement battu”.

Devenue emblématique de l’impunité policière, l’affaire Omar Laabidi a choqué l’opinion publique et fait réagir la scène internationale. Les 12 policiers impliqués dans l’affaire ont été condamnés à deux ans de prison ferme pour homicide involontaire en novembre 2022, pas moins de quatre ans après le meurtre du jeune homme. 

Au pouvoir depuis 2019, le président tunisien Kaïs Saïed laisse peu de place à la liberté de la presse. Sous la pression du gouvernement, les journalistes sont nombreux à s’autocensurer pour ne pas s’attirer les foudres des autorités.

Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed orchestre un coup d’état, que Chokri n’hésite pas à critiquer. “Il n’y a pas de liberté de la presse en Tunisie, les arrestations, les emprisonnements de journalistes, d’opposants politiques, et de militants des droits de l’homme se succèdent depuis 2021. Il y a des procès devant les tribunaux militaires. Les dissidents qui critiquent Kaïs Saïed sont vus comme des traîtres, des complotistes. En Tunisie, c’est un cauchemar”. 

2022, l’année de trop

Depuis 2018, Chokri subit des avalanches de menaces et d’agressions. Pour autant, il continue d’exprimer son opposition au gouvernement en vigueur. Ses critiques lui valent une intensification des violences policières à son égard : il est l’ennemi numéro un, l’homme à abattre.

Chokri Chihi lors d’une agression policière dans une tribune de presse au stade de Radès en 2022. Une photo de Haikel Hamima.

Il porte plainte à plusieurs reprises pour menaces de mort et agressions, mais en vain, les policiers formant une coalition géante à l’encontre de Chokri, qui est à bout de forces.

“Le 23 avril 2022, alors que je sortais d’un gymnase dans lequel se déroulait une finale de handball d’un championnat, quatre individus en tenue de policiers m’ont kidnappé et m’ont violemment battu dans un camion blindé. Ils me frappaient au visage, je criais mais personne ne m’entendait. Ils ont essayé de trouver des prétextes pour m’emmener devant la justice et me faire mettre derrière les barreaux. Ils m’ont accusé d’insultes envers les agents, puis ils ont essayé de dissimuler de la drogue sur moi. Lorsqu’ils m’ont relâché, c’en était trop. Les menaces, les provocations, les gifles, je m’y étais habitué. Mais les violences avaient monté d’un cran, un cran que je ne pouvais plus supporter. Je vivais dans la peur, je souffrais d’angoisse et de troubles du sommeil, j’ai consulté des psychiatres. Les policiers, eux, se réjouissaient de savoir que j’étais dans un piteux état. Ils m’ont envoyé des messages en riant : “la prochaine fois, on te violera et on te tirera une balle dans la tête”. J’ai démissionné, j’ai vendu ce qui m’appartenait, et j’ai quitté mon pays pour ma sécurité. J’ai pris l’avion pour la France. Après de longs mois marqué par des démarches administratives, j’ai fini par rejoindre la Maison des journalistes explique Chokri, le regard emprunt de tristesse.

Un nouveau départ en France

Membre de la Maison des journalistes depuis mai 2023, Chokri tente petit à petit de retrouver confiance en l’avenir, lui qui avait perdu tout espoir en Tunisie. Depuis qu’il est en France, Chokri continue son métier de journaliste. Il publie, entre autres, des articles pour espacemanager.com (version arabe), participe à des manifestations en faveur de la démocratie en Tunisie, et est membre du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT).

Chokri Chihi lors d’une manifestation à la place de la République (Paris) en mai 2023.

Mais même en-dehors du pays, le journaliste continue de recevoir des menaces : “J’ai peur de retourner en Tunisie. Les policiers savent que je suis en France, ils ont réussi à me joindre sur mon téléphone. Ils m’envoient des messages pour me menacer, ils me disent qu’ils vont me retrouver et m’enterrer ici en France. Les policiers qui ont été condamnés pour l’affaire Omar Laabidi ne me laisseront pas tranquille. Je ne suis pas le premier journaliste qui doit fuir la Tunisie pour ne pas mourir”.

Loin de se laisser abattre, Chokri a de nombreux projets en tête, dont celui de créer sa chaîne YouTube pour donner la parole aux exilés maghrébins et opposants politiques qui ont trouvé refuge en France. 

Par Andréa Petitjean