Le « modèle occidental » s’est-il fissuré pour l’Afrique ?

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

Pour le continent africain, le « modèle occidental » s’est fissuré. A partir de la victoire du Brexit. La sortie de route de la présidentielle aux Etats-Unis et en France, surtout avec l’épisode sur les « affaires » pour cette dernière, ajoute à l’effritement de l’image du parangon. Et à l’interrogation de celui qui l’imitait presque en tout.

Le Brexit interroge la presse africaine
© DR

Il s’agit de l’Occident, ex-colonisateur, et de l’Afrique, ex-colonisée. Ils n’ont pas rompu les liens, après les années des indépendances en 1960. Les rapports de forces restent encore, tels que c’est le plus faible qui se recommande de la bienveillance du plus fort pour apprendre à « vivre moderne ».

De ce fait, l’Occident se devait de lui apporter aide financière, militaire et technique. Et de lui apprendre les règles de la démocratie, selon ses critères, etc. En règle générale, il fut le maître du monde… et, un tant soit peu, le « modèle » que beaucoup de peuples imitèrent. Quant à l’Afrique francophone, elle s’inspirait plus de l’univers sociétal français et belge.

Au point qu’un Malien ou un Sénégalais lambda (ressortissants des ex-colonies françaises) ne pouvaient concevoir l’Europe qu’à travers l’image de la France. Il en était de même pour un Congolais de l’ex-colonie belge, qui ne voyait le Vieux Continent qu’à l’aune de la Belgique. Jusqu’à désigner les Belges du nom affectueux de « banoko » en lingala, traduit « oncles » en français.

Et alors ? Alors, vinrent les temps de déclin gravés dans le destin des empires. Thierry P. Millemann le résume ainsi : « L’Occident a réussi sa stratégie hégémonique, mais il a échoué sur l’harmonisation sociale de la planète » (1). En d’autres termes, c’est la fin de sa suprématie. Thèse longtemps validée par nombre d’observateurs. Or, une fin de règne s’accompagne souvent par des signes de déséquilibre. Certains Africains y décèlent, en l’occurrence, quelques-uns que voici :

Donald Trump
© Politico

– l’élection surprise de Trump, aux Etats-Unis, après le Brexit, a laissé les Africains pantois. Car, le vote – un des pivots de la notion de démocratie libérale -, fait désormais autant partie de l’ordre émotionnel que du choix rationnel. Dans cet Occident dit « cartésien » ! Résultat : l’Amérique est, aujourd’hui, dans l’embarras, secouée par l’amateurisme de son nouveau chef ;

– pendant ce temps, l’Europe occidentale vacille : l’Union européenne (UE) est en butte à l’implosion. En fait, le Brexit a créé un vent d’effet domino subjuguant. Sans emporter la conviction de la majorité, le phénomène, pourtant, a tout d’une épée de Damoclès suspendue sur la tête de l’Union.

En France, en particulier, le jeu de la présidentielle a révélé un visage souvent dissimulé : les « fous du pouvoir ». En l’espèce, incarnés par un François Fillon, pour qui le pouvoir prime sur l’honneur de la parole donnée. Juste, comme c’est le cas en Afrique ! Enfin, l’élection de Macron, à l’instar de celle de Trump, reflète sans conteste la remise en question brutale de l’ancien ordre. En « cassant les codes » ;

Emmanuel Macron
© Eric Dessons/JDD

– l’Occident a peur. Pour preuve : son refuge dans le repli identitaire, par exemple. Partout, on sent de la xénophobie monter d’un cran. Jusqu’à dicter la construction des murs anti-immigrés en Hongrie. Et, probablement, aux Etats-Unis…

Difficile, pour l’Afrique, à débrouiller un tel écheveau ! Néanmoins, une chose est certaine : le « modèle » est écorné.

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(1) Milleman P. Thierry, La face cachée du monde occidental, éd. Osmondes, 2005, 380 p.

 

La présidentielle française à l’heure algérienne

[Par Larbi GRAINE] Les présidentielles françaises sont toujours ardemment suivies en Algérie. Le sort de la diaspora d’origine algérienne, la question de la libre circulation entre les deux pays, sont  les points qui retiennent le plus l’attention des Algériens. Parfois la passion mise dans le suivi des moindres détails inhérents à l’actualité française, a fait dire à certains que les Algériens agissent par compensation de l’absence chez eux de débat d’idées et de véritable compétition politique.

El Boulitik البوليتيك, L’Homme Jaune, 2017 ©Facebook/L’Homme Jaune

Il n’empêche, de part et d’autre de la Méditerranée, il y a une espèce de commune intuition marquée par une affinité géopolitique ayant donné lieu à de multiples correspondances. Par exemple, sitôt que l’attentat terroriste sur les Champs-Elysées connu, on a pu lire sur les réseaux sociaux investis par les Algériens, que cela allait profiter à Marine Le Pen. D’autres pensent que cela est de nature à défavoriser Jean-Luc Mélenchon, lequel est très bien estimé  pour son esprit d’ouverture et sa bonne disposition envers les étrangers. En outre, le feuilleton Fillon n’est pas passé inaperçu. Il a beaucoup amusé. Jamais les Algériens ne se sont sentis aussi proches des Français que dans cette affaire de corruption.

Un journal satirique local a du reste publié un article au titre évocateur : « l’Algérie et la France signent un partenariat pour échanger leurs savoir-faire en matière de corruption ». Que cela soit dit en passant, la démocratie européenne n’est plus aussi idéalisée qu’elle ne l’était dans les années 1970 et 1980. Ce qui donc a dû créer un trait de convergence supplémentaire entre les régimes du Sud et du Nord. Les Algériens ne voteront donc pas pour Fillon. Ils ont quelque sympathie par contre pour Macron qui a su se faire connaitre à l’occasion du voyage qu’il a effectué en Algérie. Son discours aux accents anticolonialistes a séduit les officiels et de nombreuses franges de la population restées sensibles aux thèmes nationalistes.

Entretien d’Emmanuel MACRON pour la chaîne d’information algérienne EchorouknewsTV, le 14 février 2017.

La scène politique française est, en fin de compte généralement appréhendée en termes de xénophobie et de xénophilie. La configuration gauche- droite ne parait pas avoir de sens.  Il va sans dire que le Front national de Marine Le Pen est négativement célèbre. Son image est associée  aux dérives de la société française.  En outre, dans une Algérie où pullulent les nouveaux riches, Mélenchon est apprécié pour ses coups de gueule contre cette catégorie sociale. Si les Algériens pouvaient voter pour le candidat de France insoumise, il battrait certainement des records.

Maroc : Dégradation de l’état de santé d’un activiste détenu dans la prison de Kénitra

[Par Samad AIT AICHA]

Près de trois mois après  son arrestation, l’état de santé de l’activiste, membre du Mouvement 20 février à Casablanca, Rabii Houmazen (29 ans) s’aggrave des suites de la grève de la faim que le prisonnier a tenue durant 10 jours. Le jeune activiste du M20F, version marocaine des révoltes des printemps démocratiques survenues dans les pays arabes, est condamné à dix mois de prison ferme et à une amende de 6200 dirhams (environ 600 euros).

Portrait de l’activiste Rabii HOUMAZEN emprisonné depuis trois mois par les autorités marocaines ©A.MOUKTAFI

Selon un communiqué de sa famille publié sur les réseaux sociaux il y a quelque jours,  l’activiste du Mouvement 20 Février et étudiant Rabii Houmazen a eu des problèmes respiratoires  et a connu une «dégradation de l’état de santé suite à des infections pulmonaires  après une grève de la faim de 10 jours. Pourtant, les autorités ont refusé de le soigner» ajoute le communiqué.

Dès qu’il a eu la possibilité de le faire depuis la prison, Rabii a confirmé avoir «entamé une grève de la faim de dix jours à partir du 23 mars pour protester contre l’injustice, contre l’interdiction de poursuivre mes études en philosophie derrière les barreaux, contre la répression, pour mon identité politique et ma libération immédiate».

Pour le comité de soutien, la lutte pour la fin de son emprisonnement continue. «On va continuer à combattre pour la liberté de l’étudiant marocain Rabii Houmazen qui risque de ne pas pouvoir poursuivre ses études derrière les barreaux, ainsi qu’à défendre son identité politique, à travers plusieurs actions de protestation et de mobilisation qu’on organisera» nous a confirmé Marwa Khouya, coordinatrice du comité.

Depuis l’arrestation de Rabii Houmazen alias “Sakhet”, le 19 février 2017, une levée de boucliers a eu lieu dans toutes les sphères activistes marocaines. En effet, une campagne de solidarité a aussitôt été lancée sur les réseaux sociaux, appelant  la libération immédiate  de “Sakhet”, comme le souligne un communiqué de l’Association Article 19.

Affiche de soutien à Rabii HOUMAZEN, diffusée sur les réseau sociaux par l’association Article 19 @Article 19

«Rabii est incarcéré dans des conditions inhumaines, privé de denrées alimentaires et de produits de base. Tout cela se déroule dans le cadre d’un procès qui, le moins que l’on puisse dire, est loin de répondre à des normes justes et/ou démocratiques», ajoute comité de soutien à Rabii.

Avant même d’annoncer le jugement et de prononcer son emprisonnement, un  rapport rédigé par  le comité de soutien dénonçait «la présidence judiciaire [qui] a refusé de discuter la tenue d’un procès pour expliciter ou rendre nul l’objet de l’arrestation de Rabii Houmazen, dans une atmosphère d’oppression et d’humiliation. De fait, le juge a donc expulsé Rabii Houmazen de la salle de l’audience ainsi que ses amis et famille qui le soutenaient pendant l’audience au tribunal de première instance, et a annoncé la condamnation sans appel du prévenu concerné. Condamnant ainsi Rabii Houmazen à dix mois de prison ferme et au paiement d’une amende de 6200 dirhams, par contumace, sans possibilités de recours».

Après  sa participation à une manifestation contre l’accaparement des terres collectives par la société Al Omrane à Sidi Taybi Rabat – village entre Rabat et Kénitra, où de nombreux citoyens sont sous le joug d’une véritable mafia immobilière qui menace de les expulser de leur maison à tout moment-, Rabii Houmazen a été arrêté à son retour à Kénitra et a découvert qu’il était poursuivi par les autorités pour avoir participé à une précédente manifestation, celle des enseignants stagiaires à Kénitra en date du 15 mars 2016. Le rapport du comité de soutien détaille : « De bonne heure, alors qu’il transportait les banderoles préparées pour la commémoration du Mouvement du 20 Février à Rabat et Casablanca, Rabii a été victime d’un accident ambigu, suivi de son arrestation pure et simple.»

De violents échanges avaient opposé les manifestants professeurs stagiaires aux forces de l’ordre à Kénitra, fin février 2016 ©France24/Youtube :

Sa famille organisera une manifestation le samedi 22 Avril 2017 devant le Parlement, à Rabat, pour exiger sa libération immédiate et la fin des arrestations arbitraires prononcées contre des militants politiques par les autorités marocaines.

 

RDC : Entre les deux camps, à qui la faute ?

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

Le train de la transition, pour atteindre le cap des élections prévues fin 2017, est toujours hors des rails. Et pour cause. Plus par la persistance des manœuvres dilatoires entretenues par le camp présidentiel que la réalité des ambitions marquée par les leaders de l’opposition. Au point que la communauté internationale et nombre d’observateurs commencent à y voir déjà un « jeu puéril » de mauvais goût.

Rat-race (Course au pouvoir), Chéri CHERIN, 2007 ©horvath.members.1012.at

En témoigne la nomination, à la hussarde, de Bruno Tshibala, le 8 avril, au poste de Premier ministre. En dehors de l’esprit et de la lettre des accords de la Saint Sylvestre (31 décembre 2016). Ainsi, aussitôt nommé, aussitôt contesté. Nommé, puisque étant radié du Rassemblement (coalition de l’opposition), celui-ci constituait pour le régime en place une nouvelle occasion de « diviser pour régner ». Il en était d’ailleurs ainsi de la nomination, en novembre 2016, de Samy Badibanga – encore un autre exclu de l’opposition.

Puéril ! Puisque la manœuvre est cousue de fil blanc ! L’Union européenne, la France et la Belgique ont ouvertement parlé de « manœuvres politiques dangereuses », avec à la clé des menaces. L’Eglise Catholique n’a pas été en reste. Par le biais du cardinal Laurent Monsengwo, archevêque de Kinshasa, celui-ci a comparé la classe politique de son pays à Judas Iscariote. Quant à la nouvelle administration des Etats-Unis, qualifiée, à tort, d’indifférente face à la politique africaine, elle s’est montrée plutôt plus musclée. Nikki Aley, sa représente à l’Onu, a accusé crûment le régime de Kinshasa d’être « corrompu ».

Suffisant pour démontrer que le chemin emprunté par le président Kabila et sa cour mène inexorablement à la catastrophe. Laquelle mettra toute la région de l’Afrique centrale à feu et à sang.

« Kabila voudrait succéder à Kabila »

Quels sont les signes tangibles que laisse apparaître le régime de Kinshasa sur cette responsabilité prévisible ? L’opposition n’aura-t-elle pas sa part à assumer ?

La problématique est simple, car l’opposition, en tant que partie plaignante, ne peut constituer en aucun cas un obstacle à sa propre démarche, qu’elle croit liée à la défense d’une cause juste. A moins de réfléchir à rebours pour voir autrement les choses.

Manifestation de l’opposition à Joseph Kabila le 31 juillet 2016, à Kinshasa.                       ©Eduardo SOTERAS/AFP

Après seize ans de pouvoir détenu par le président Kabila, dont l’exercice de deux mandats de cinq ans chacun (émaillés par ailleurs d’élections floues), et en vertu de la Constitution qui l’interdit de briguer un troisième mandat, c’est l’opposition qui s’est, du coup, placé du « côté du bon droit ». Se serait-elle résolue, du jour au lendemain, à ne plus atteindre son objectif ? Que nenni.

Si l’opposition n’est pas un obstacle, selon la force de l’argumentation qui précède, la faute incomberait donc à l’autre partie, qui cherche visiblement à se maintenir au pouvoir. Contre vents et marées.

On y voit, d’abord, son souci à recourir à la notion de « consensus ». Or, on ne peut s’appuyer sur cette notion que lorsqu’il y a un différend entre protagonistes. En tout état de cause, il n’y en a pas un, en l’espèce, si ce n’est le fait qui relève de la Constitution obligeant le président Kabila à céder le pouvoir et à organiser, pour ce faire, des élections dans le délai prescrit par les accords de la Saint Sylvestre. Il s’agit là, dans les deux cas, « de la Loi et de sa force ». Face auxquelles on ne peut faire de la résistance.

Et puis, que vaut la notion de consensus, sinon « un bon moyen de chantage sentimental exercé sur les opposants », comme le souligne le dictionnaire Vocabulaire politique (Presses universitaires de France) ?

Chantage ? C’est-ce que le camp présidentiel a tenté d’utiliser, subrepticement, aussi bien lors du dialogue emmené par Edem Kodjo, médiateur désigné par l’Union africaine (février – novembre 2016), que des pourparlers organisés sous les auspices des évêques catholiques (décembre 2016 – mars 2017).

On y voit, ensuite, comme signe incontestable de torpillage ou d’attentisme suspect, le silence du pouvoir sur le nom de l’éventuel dauphin du président Kabila. Si élections il y aura, fin 2017 ou un peu plus tard, quelle est la personne qui y portera les couleurs du parti du président sortant ? Silence radio, qui ne signifie rien de moins que « Kabila voudrait succéder à Kabila ». C’est aussi clair que de l’eau de roche.

Syndrome de Peter Pan

Sans titre n°4, Moridja KITENGE, 2015 @moridjakitenge.com

La conclusion, après cette démonstration, coule de source. Le pouvoir de Kinshasa est responsable de

cette impasse politique. « Responsable et coupable », à l’inverse de la fameuse formule de Mme Dufoix : « Responsable mais pas coupable ».

Quant à l’opposition, son fardeau est léger. Si des ambitions s’y expriment, cela va soi. Rares, en effet, sont des cas où dans un groupement politique les gens détestent de sortir du lot pour occuper la place de leader. Mais si ces ambitions sont exploitées par le camp adverse pour diviser, on est plus dans le schéma classique de faire de la politique. Dans ce cas, on verse proprement dans le machiavélisme, faisant de la partie qui « subit », c’est-à-dire l’opposition, une victime. Celle-ci est donc « non coupable ».

En attendant, c’est l’impasse. Et le peuple congolais continue de trinquer. Contrairement à ce qu’écrit François Soudan, le directeur de la rédaction de Jeune Afrique (n° 2935-2936, du 9 au 22 avril 2017), à propos de la classe politique congolaise : « En termes de psychologie, le phénomène porte un nom : le syndrome de Stockholm, l’amour du prisonnier pour son geôlier », je parlerai, pour ma part, du syndrome de Peter Pan. Ce mal qui fait qu’un adulte se prenne toujours pour un enfant et se comporte comme tel. Voici l’image minable que donne la classe politique congolaise !

Du pain ou des balles : un dilemme mortel au Kurdistan iranien

[Par Rebin Rahmani, Directeur de la section Europe, Réseau des Droits Humains kurdes, traduit du persan au français par Nujin]

Il faisait nuit noire. Un convoi de kolbers circulait tant bien que mal sur un chemin  accidenté non loin de l’avant-poste frontalier de Ouraman séparant le Kurdistan iranien du Kurdistan irakien. L’officier posté dans cet endroit reculé remarque la présence du convoi de travailleurs nomades kurdes.

Un convoi de travailleurs nomades kurdes brave les obstacles naturels pour atteindre sa destination @nrttv.com

A l’aide de la lampe torche qui éclaire sa guérite, il se saisit de son arme de service, se précipite dehors et ouvre le feu, sans sommation aucune, sur le convoi. Un premier kolber blessé s’effondre. Plusieurs chevaux sont mortellement touchés. Mohamad, un jeune kolber, fermait le convoi sur son cheval. Contrairement à ses camarades qui déguerpissent aux premiers coups de feux, ce dernier se range sur le bas côté de la route avec son cheval. Soudain, la lampe torche de l’officier se braque sur lui. Des cris retentissent dans la nuit. “Mohamad cours, ça va mal finir, tu vas te faire descendre.”

Mais Mohamad ne l’entend pas ainsi. “Ce cheval et ces marchandises durement chargées au péril de ma vie sont tout ce que je possède. Je préfère mourir avec plutôt que d’y renoncer. “

L’histoire se finit bien. Le soldat pris de pitié en entendant ces mots renonce à faire une seconde fois usage de son arme.

Ce soir là, Mohamad et son cheval, échapperont à la mort.

Cette histoire ne constitue qu’une histoire parmi les dizaines de récits souvent tragiques que m’ont raconté des kolbers rescapés, des proches de kolbers et des témoins, lorsque l’année passée, je me suis rendu au Kurdistan irakien près de la frontière iranienne afin de tourner un documentaire sur ces vies brisées. 

Le Kurdistan est l’une des régions les plus pauvres d’Iran. Le régime a volontairement delaissé cette région en y investissant beaucoup moins qu’ailleurs et en faisant son possible pour freiner son développement et empêcher l’agriculture, l’industrie et l’entrepreneuriat d’y prospérer. Résultat : le taux de chômage y est le plus élevé d’Iran. 

Aujourd’hui, la question des kolbers est devenue l’une des principales préoccupations des activistes Kurdes. 

Alors que ce problème pourrait être réglé presque complètement grâce à des efforts de l’Etat pour améliorer la situation économique du Kurdistan, c’est le chemin inverse que semble emprunter le gouvernement.

En août 2016, Saeed Ahsan Alavi, député de Sanandaj (capitale de la province iranienne du Kurdistan), confirmait officiellement ce qui était jusqu’alors une institution de tous les Kurdes : «La province du Kurdistan se classe au 29ème rang (sur 31) pour ce qui est du revenu annuel médian de ses habitants. Ce n’est guère mieux pour ce qui est du revenu généré par l’industrie puisque le Kurdistan se classe au 24ème rang national. Quant au chômage, malgré le manque de statistiques fiables, on peut estimer qu’il tourne autour de 25 %.»

Une étude concernant l’année civile iranienne 1395 (Mars 2016 à Mars 2017), les ménages les plus pauvres d’Iran vivent dans la province d’Ilam (revenu annuel médian par ménage estimé à 4950€) suivi par la province du Kurdistan avec un revenu annuel médian par ménage de 5035€.

Les statistiques fournies par les appareils officiels de la République Islamique confirment le taux de chômage endémique et la misère dramatique dans laquelle vivent les populations de ces régions. On comprend bien dans ces conditions que, se tourner vers l’activité de transport illégal de marchandises n’est pas un choix du cœur mais plutôt la dernière option de survie.

Les pentes escarpées n’épargnent pas les kolbers et leurs bêtes @Rebin RAHMANI

Les autorités iraniennes justifient leur brutalité à l’égard des kolbers par la lutte contre la contrebande de marchandises. Pourtant, à l’heure actuelle, la majorité des marchandises de contrebande entrant sur le territoire iranien, n’entrent pas par le biais des kolbers kurdes, mais via des mafias liées au régime qui font entrer des articles illicites via les grands ports du sud du pays. D’après le directeur de l’instance en charge de la lutte contre le trafic de marchandises, 50 à 60% des marchandises de contrebande entrent sur le sol iranien via ces groupes criminels. Des propos confirmés par un haut responsable du gouvernorat régional du Kurdistan qui estime à 3% seulement la part annuelle de marchandises de contrebande entrant via la frontière irakienne. Ces statistiques n’ont toutefois rien changé au sort tragique des kolbers qui continuent de tomber presque quotidiennement sous les balles des forces armées iraniennes.

Entre mars 2016 et février 2017, les meurtres de sang froid de kolbers par des militaires iraniens ont augmenté de façon significative en même temps que les protestations de la société civile kurde. Au point d’inquiéter le régime. Ce dernier a donc décidé de prendre les devants et de réglementer cette activité en instaurant ce qu’il a appellé des “frontières légales”. Concrètement, cela signifie que des postes frontaliers sont désormais ouverts et permettent de passer “légalement ” du côté irakien. Les kolbers se sont vus délivrer une sorte de “carte d’identification de kolber” qui lui permettent d’exercer légalement cette activité mais sous conditions. À certaines périodes de l’année, avec des intervalles fixés par le Ministère de l’intérieur, les kolbers sont autorisés à franchir la frontière afin d’aller chercher des marchandises “autorisées” côté irakien afin de les revendre côté iranien. Grosso modo, chaque kolber doté de cette fameuse carte, est autorisé à faire entrer tous les six mois l’équivalent de 370€ de marchandises. Sachant que ces biens sont récupérées au passage par un intermédiaire qui ira ensuite les revendre (et qui donc se rémunère au passage), au final, le revenu mensuel d’un kolber tourne autour de 80€. Loin très loin en deçà du seuil de pauvreté fixé par le gouvernement lui-même.

Mais au fait, qui sont exactement les kolbers et les kassebkars kurdes ?

Un kolber s’harnache pour porter sa charge @Iran Wire

Le mot “kolber” est un mot valise kurde formé des mots “koul” et “bar” signifiant respectivement “dos” et “transport”. Les kolbers sont de jeunes hommes kurdes très pauvres qui pour subsister, traversent la dangereuse frontière irano-irakienne, pour aller récupérer côté irakien des marchandises telles que des cigarettes, des téléphones portables, des tissus, des produits pour la maison, du thé et plus rarement (même si cela existe) des boissons alcoolisées (strictement interdites en Iran). Ils chargent ensuite ces marchandises sur leur propre dos ou sur leurs mulets et retraversent la frontière pour revenir côté iranien en empruntant des chemins montagneux dangereux et escarpés. 

Ces marchandises sont destinées à être vendues à prix d’or dans les centres commerciaux huppés de Téhéran. Les kolbers qui ont récupéré ces marchandises au péril de leur vies, ne touchent qu’un maigre pécule pour cette dangereuse traversée. 

Quant aux “kassebkars” (difficilement traduisible), ils récupèrent les marchandises que les kolbers sont allés chercher et se chargent de parcourir le pays de ville en ville afin de trouver acquéreur.

Leur salaire n’est guère plus mirobolant.

Les kolbers et kassebkars kurdes sont âgés de 13 à 70 ans. Parmi eux, des jeunes hommes n’ayant qu’une instruction primaire et des diplômés de l’enseignement supérieur qui faute d’emplois “normaux” à pourvoir, se sont tournés vers cette activité. 

Ces dernières années, les activistes kurdes se sont mis à recenser ces meurtres afin d’alerter l’opinion publique sur cette question. 

Ce travail minutieux a permis d’attester qu’au cours des quatre dernières années, au moins 224 kolbers et kassebkars ont été abbatus de sang froid par les forces armées iraniennes et 203 ont été blessés. 

Par ailleurs, 44 ont perdu la vie suite à divers accidents tels que chutes dans la montagne , noyades, hypothermie ou ensevelis dans des avalanches.

Rien dans les textes de lois ni dans le Code Pénal Iranien ne justifient cette brutalité étatique ce qui n’empêche pas les meurtres de kolbers d’être quasi journaliers. Le “Code de conduite des forces armées iraniennes” est pourtant formel. Dans son article 3, il stipule qu’en cas de rencontre avec un individu considéré comme “dangeureux”, la première étape est un avertissement verbal à adresser au suspect, puis un tir de sommation en l’air et enfin dans le cas où l’individu refuse de se rendre, il est autorisé d’ouvrir sur le feu sur lui vers la partie inférieure au bassin, dans les jambes par exemple. Les militaires sont autorisés à tirer dans la partie supérieure au bassin du suspect, uniquement si celui ci représente un danger réel ou imminent. Dans la mesure ou les kolbers ne sont jamais armés et ne représentent aucune menace, il est absolument illégal de faire usage d’une arme à feu contre eux.

Les militants des droits humains kurdes insistent sur ce dernier point et sur le fait que ces meurtres ont lieu quotidiennement et systématiquement. Ils rejettent en bloc la version des autorités iraniennes  comme quoi ces meurtres ne seraient que des actes isolés de certains militaires aux frontières. 

D’autre part, chaque fois qu’un kolber blessé pendant son travail ou la famille d’une victime tombée sous les balles des militaires, cherche à obtenir réparation pour ses droits bafoués, ils se heurtent à une machine juridique froide et inhumaine et à un système qui protège inconditionnellement son armée.

Jusqu’à présent, aucune plainte des familles de victimes n’a abouti à la condamnation d’un militaire responsable de la mort d’un travailleur nomade kurde.

Dans le meilleur des cas, un kolber ayant été blessé ou bien la famille d’un défunt, obtiennent le versement d’une compensation financière. Il est même arrivé que des militaires ayant du sang sur les mains réussissent à échapper au versement de cette compensation.

Non seulement les plaintes des victimes n’ont pas permis d’aboutir à des condamnations ni de limiter ces actes de cruauté, mais bien souvent les courageuses familles qui osent porter ces affaires devant les tribunaux sont victimes de harcèlement et d’intimidation de la part des autorités qui parviennent à les contraindre à renoncer à leur compensation financière en leur faisant signer un document de renoncement.

Ainsi on peut dire que les militaires considèrent qu’ils peuvent abattre des kolbers sans crainte de poursuites judiciaires. Bien souvent, cela ne nuit même pas à leur évolution de carrière.

Enfin, il faut parler du devenir de ces familles qui perdent le “gagne pain” de la famille, qui plus est, dans les conditions les plus atroces qui soient. Bien souvent, les autorités n’acceptent de remettre le cadavre du défunt à sa famille qu’à la condition expresse que celle-ci renonce à porter plainte. À notre connaissance, il n’existe qu’un seul cas où la famille d’une victime a pu contraindre les autorités à lui verser la compensation dûe.

Lorsque le père de famille est tué, la responsabilité de faire subsister la famille revient à ses fils ou à un jeune homme de la famille.

De jeunes hommes qui espéraient un autre avenir se voient obligés de quitter l’école du jour au lendemain et de se lancer dans la périlleuse vie de kolber afin de faire subsister leur famille.

La jeunesse kurde est hélas la principale victime des politiques socio-économiques, sociétales et culturelles du régime au Kurdistan iranien.

un convoi de kolbers sur les pentes enneigées entre l’Iran et l’Irak @kurdpa.net

Le Maroc et les Sahraouis : nouvelles tensions ?

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

Le 28ème sommet de l’Organisation africaine (UA), fin janvier 2017, à Addis Abeba, en Ethiopie, n’a pas abordé dans sa totalité le triptyque qu’on attendait de voir posé sur la table de débats : formulation de premiers principes sur la réorganisation de l’institution (souhaitée au sommet de Kigali, en 2016), retour au bercail du Maroc et prise des décisions concrètes sur le statut du Sahara occidental.

Le drapeau du Front Polisario porté par un sahraoui, près de la frontière marocaine, en février 2017
© AFP

Seule la question liée à l’admission du Maroc au sein de l’institution a été examinée jusqu’au bout. Désormais, le Maroc a retrouvé sa place au sein de l’institution, par consensus, après s’en être éloigné, il y a trente-trois ans, en 1984. Le satisfecit du roi Mohamed VI à cet effet peut se résumer par cet aphorisme : « Il est bon de rentrer chez soi ».

Est-ce le sentiment partagé par tout le monde ? Pas si sûr. S’il vrai que le Maroc, avec son importance démographique de près de 34 millions d’habitants et ses potentialités économiques incontestables, pèse lourd dans la « balance africaine », la question du Sahara occidental ne constitue pas moins pour lui une épine dans le pied.

De fait, ce problème continue de diviser le continent : d’un côté, les partisans pour l’autodétermination de ce territoire, à l’exemple de l’Algérie et de l’Afrique du Sud ; de l’autre, les « amis » du Maroc, à l’exemple de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, qui soutiennent la thèse de l’annexion.

Le Sahara occidental, objet du conflit
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Mais, pourquoi le Sahara occidental ? Quels en sont les enjeux ? Tout commence, en 1975, quand l’Espagne procède à la décolonisation de ce territoire désertique, large de 226 000 kilomètres carrés (200 000 habitants, appelés Sahraouis), situé au sud du Maroc. Très riche en phosphates. Le royaume chérifien en revendique tout de suite la propriété, alors que les Sahraouis l’entendent dans le sens d’une entité à part, promise à son indépendance totale. La palabre est de taille. En 1976, un an après un dialogue infructueux entre les protagonistes, les Sahraouis autoproclament l’indépendance de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Non sans privilégier l’option militaire, à travers le Polisario, leur bras politique et armé.

Depuis, c’est l’enlisement. Comme solution, l’ONU a proposé, en 1991, l’organisation d’un référendum que le Maroc considéra inapproprié. Du roi Hassan II à son fils, Mohamed VI, la position n’a pas évolué. Or, avec le retour du Maroc au sein de la grande famille africaine, par ailleurs appelé de tous ses vœux par le jeune roi, l’opinion pensait que les temps étaient mûrs pour l’amorce d’une solution pacifique sur cette question. Il n’en a rien été. Plus que jamais, le continent est resté divisé, tandis que se multiplient, à ce sujet, des questions sans réponse. La plus pertinente étant celle de savoir si l’UA ne va-t-elle pas devenir un champs clos de luttes pernicieuses entre Rabat et la RASD, membre effectif de l’organisation, depuis 1982 ? Atmosphère qui risque de déborder et de constituer un cas de casus belli entre le Maroc et l’Algérie. Cette dernière est, on le sait, le tuteur assumé du Front Polisario.

L’autre volet, lié à la réorganisation de l’institution, a été passé à la trappe. Ce sujet n’intéresse guère la plupart des chefs d’Etat, qui veulent que l’UA demeure à jamais un « syndicat d’amis », pour leur ego. Cas de conscience pour le président guinéen, Alpha Condé – le pragmatique -, et nouveau président en exercice de l’institution !

Gambie : chassez le dictateur, il revient au galop

[Par Jean-Jules LEMA LANDU]

Il n’y a pas à s’y méprendre. L’acceptation, par le président gambien sortant Yahya Jammet, de la victoire de l’opposant Adam Barrow, le 1er décembre, était une vaste mascarade. Car, plus d’une semaine après cette déclaration publique, vendredi 9 décembre, l’ex-dictateur s’est rétracté. Remettant en question, sans preuves, le résultat d’un scrutin unanimement approuvé par la communauté internationale. De ce fait, il exigeait la tenue d’un nouveau vote.

Le président sortant Yahya Jammet Crédits photo : Jérome DELAY / AP

Le président sortant Yahya Jammet
Crédits photo : Jérome DELAY / AP

La nouvelle est tombée comme un couperet parmi tous les démocrates, surtout africains. Car, à travers ce geste, ces derniers commençaient à percevoir à travers les nuages, l’aube d’une nouvelle mentalité politique, en Afrique. Et, partant, l’amorce d’un continent outragé par les méfaits de la dictature vers des horizons qui célèbrent la bonne gouvernance.

Certes, si cet espoir était légitime, il était néanmoins empreint de naïveté, puisqu’il n’avait pas pris en compte la vraie nature d’un dictateur. En fait, qui est Yahya Jammet, sinon un dictateur de la pire essence : illuminé, fantasque, kafkaïen… et, par conséquent, impénitent ? Emportés par l’enthousiasme, les démocrates avaient-ils oublié qu’un dictateur, depuis César, se prend toujours pour un « roi de droit divin » ?

Allez donc dire à Yahya Jammet que le pouvoir lui est ôté… et attendez sa réaction ! A défaut d’une réponse brutale, allant jusqu’au bain de sang, il a usé de la sournoiserie à laquelle nous venons d’assister, consistant à faire endormir, un temps, pour mieux prendre l’autre camp à revers. Et, sur le plan psychologique, il a largement gagné. Car, son revirement fut tel que tout le monde a été pris de court, y compris le peuple gambien lui-même, qui avait déjà la tête aux étoiles.

Cette manœuvre propre à l’art de guerre est efficace dans d’autres domaines. Son but est de « gagner » par effet de surprise. Yahya Jammet a oublié, à son tour, que les temps ont changé, et qu’un tel scénario n’avait pas la moindre chance de réussir. De fait, à un tournemain, sa déclaration avait fait une levée de boucliers, à tous les niveaux. L’ONU, l’UA (Union africaine), les Etats-Unis… ont appelé l’ex-dictateur à respecter la volonté du peuple gambien.

Adama Barrow, le président élu, pendant la campagne présidentielle le 29 novembre 2016. Crédits photo : Jérome DELAY/AP/SIPA

Adama Barrow, le président élu, pendant la campagne présidentielle le 29 novembre 2016.
Crédits photo : Jérome DELAY/AP/SIPA

Dans ce chapitre, parmi les quelques réactions enregistrées, en Afrique, la voix du Sénégal a été la plus audible. La Gambie étant au Sénégal comme le Lesotho est à l’Afrique de Sud, c’est-à-dire une « enclave », le pays de Senghor craint, avec raison, que les retombées de cette situation ne l’affectent, au plus haut point. Il a donc prévenu : « Nous envisagerons toutes les options, y compris celle ayant trait à l’usage de la force pour rétablir l’ordre en Gambie ».

Cette menace aura-t-elle suffisamment de poids pour convaincre Yahya Jammet de quitter le pouvoir ? Difficile d’imaginer, pour le moment, une réponse qui vaille. Si un grand nombre d’analystes se perdent en conjectures, un scénario est de plus en plus envisagé, à savoir la possibilité de « négocier un exil honorable » avec l’ex- dictateur. Exil qu’il aurait déjà préparé avec soin, quelque part dans les Emirats arabes unis, dit-on.

La question est dans tous les esprits. Mais beaucoup d’observateurs étaient ceux qui pensaient que l’ex-président fanfaron, un volcan, ne s’éteindra pas sans provoquer un dernier séisme. La dictature n’est-elle pas une seconde nature ? Alors, « chassez le naturel… ».